Brexit : la fin de l’Europe ?, compte rendu

parFrance Forum
23 Juin 2016
Actualité

Jeudi 23 juin, le peuple britannique s’est prononcé, par référendum, sur le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne. Les conséquences du vote seront scrutées par le monde entier, et par l’Europe en particulier. L’Union européenne, fragilisée par les récentes crises, pourrait-elle y survivre ? Cette décision peut-elle être l’étincelle qui raviverait l’envie de construire ensemble une Europe qui fonctione.

A la veille de ce scrutin déterminant, la revue France Forum a organisé, le jeudi 16 juin 2016, en partenariat avec l’institut Jean Lecanuet, un petit-déjeuner débat sur le thème "Brexit : la fin de l’Europe ?" 

France Forum. – Une légende bien connue veut que André Siegfried, professeur à Sciences-Po, commençait son cours consacré au Royaume-Uni par cette adresse à ses étudiants : « L’Angleterre est une île. Le cours s’interrompt là. Vous en savez à présent autant que moi. »

Le Royaume-Uni, avec la menace de Brexit, semble démontrer, une fois de plus, qu’il est bien une île. En revanche, pour nous, ce matin, la leçon ne s’arrête pas là. Pourquoi ce référendum dans le pays qui a pourtant inventé la démocratie parlementaire ? La peur des marchés financiers est-elle fondée ? Les Européens convaincus doivent-ils craindre le Brexit ou, au contraire, s’en réjouir ?

Florence Faucher, professeure au Centre d’études européennes de Sciences-Po. – Quelle est l’histoire de ce référendum ? David Cameron est arrivé au pouvoir en 2005. Il n’a jamais été considéré comme un grand européen et passait même pour un eurosceptique modéré. Ses relations tendues avec l’Europe remontent au succès de l’UKIP (UK Independence Party, parti pour l’indépendance du Royaume-Uni par rapport à l’Union européenne) lors des élections parlementaires européennes de 2009. David Cameron concède alors à l’aile eurosceptique de son parti de quitter le groupe de droite (PPE) au Parlement européen pour créer un autre groupe parlementaire. En 2010, David Cameron n’obtient pas la majorité absolue aux élections législatives – fait rarissime. Il doit alors s’allier aux libéraux-démocrates, pro-européens. C’est un revers pour le Premier Ministre et un signe de faiblesse manifeste pour ses opposants internes. La promesse d’un référendum est faite en 2013 alors que David Cameron craint de nouveau les pressions eurosceptiques dans son parti à l’approche des élections européennes de 2014 (remportées par UKIP, d’ailleurs). Cette influence anti-européenne n’est pas nouvelle. Elle s’exerçait déjà sous Margaret Thatcher et John Major. Elle avait d’ailleurs empêché un retour des conservateurs au cours de la période Tony Blair. En 2015, David Cameron a (enfin) remporté la majorité absolue en sièges à l’issue des élections législatives. Souvenons-nous que c’est alors une surprise car aucun sondage n’avait prévu une telle victoire. Lui-même en doutait et c’est pourquoi il avait de nouveau fait la promesse d’un référendum pendant la campagne. Au lendemain des élections, Cameron a donc dû négocier avec ses partenaires du Conseil européen des concessions qui lui permettrait, affirmait-il, de pouvoir faire campagne en faveur du maintien dans l’Union lors d’un référendum à venir. Les exigences de David Cameron sont longtemps restées floues avant que quatre points soient proposés. Les partenaires européens ont accepté des concessions qui ont été perçues comme très insuffisantes par les eurosceptiques. Elles ont été dénoncées comme symboliques. Il pouvait de toute façon difficilement en être autrement puisque ce que les eurosceptiques exigeaient était un retrait de l’Union. David Cameron paie, aujourd’hui, ses contradictions et ses flottements, c’est une évidence.

Comment expliquer ce recours au référendum dans la démocratie parlementaire anglaise ? C’est une procédure qui a été utilisée rarement : en 1975 pour l’adhésion à la Communauté européenne économique (CEE) ; en 1979 pour l’indépendance de l’Ecosse, puis pour l’autonomie de l’Ecosse et du pays de Galles en 1997. Si David Cameron y a recours, c’est parce qu’il est un leader faible dans son parti, mais aussi dans son pays. Les deux grands partis sont d’ailleurs tous deux très affaiblis au Royaume-Uni. C’est une situation nouvelle. Il y a trente ans, les partis traditionnels obtenaient, grâce au mode de scrutin majoritaire à un tour, des majorités absolues confortables aux élections. Ils obtenaient aussi de très gros scores en termes de suffrages exprimés. En 2015, David Cameron a certes une majorité absolue aux Communes, mais, entre abstention et dispersion (UKIP, écologistes, nationalistes, etc.), son parti ne peut revendiquer qu’un quart des suffrages de ses concitoyens. Ceci révèle le discrédit très fort de la classe politique, discrédit que l’on constate aussi en France, mais qui est frappant dans un pays qui une tradition parlementaire et bipartite forte. David Cameron a donc, à plusieurs reprises, utilisé des référendums pour affirmer sa légitimité (2011 sur le mode de scrutin, 2014 sur l’indépendance écossaise, 2016 sur l’appartenance à l’Union européenne). Il est également intéressant de considérer que c’est un homme politique prêt à faire des paris, quels qu’ils soient, et on pourrait dire même inconsidérés. En l’occurrence, l’indépendance de l’Ecosse a été évitée de justesse en 2014 et les conséquences du référendum du 23 juin sont considérables pour son pays, pour l’Europe et même pour lui-même. Ironiquement, la promesse d’un référendum avait été faite en 2013 pour consolider sa position de leader, mais il est très probable qu’il quittera le 10 Downing Street (la résidence du Premier Ministre britannique) dans les prochaines semaines, de son plein gré ou non.

À ce jour, les enquêtes d’opinion montrent que les deux camps sont très proches en termes d’intention de vote. La part des indécis reste forte même si, depuis plusieurs jours, une solidification du vote pour le Brexit se fait sentir. Comment s’explique cette indécision ? D’abord, parce que l’Europe n’est pas une priorité pour les Britanniques. L’économie et la sécurité comptent davantage pour les électeurs. Ensuite, parce que les Britanniques connaissent mal l’Union. Ce sont d’ailleurs les citoyens d’un pays de l’Union européenne les plus ignorants sur les institutions et les actions de l’UE. Qui sont les pays d’Europe ? Que fait l’Europe ? Ils ne le savent pas. Enfin, parce l’euroscepticisme est nourri par une presse populaire très puissante qui sert, depuis des décennies, des demi-vérités et des mensonges sur l’Union européenne. Gouvernements conservateurs et travaillistes (y compris europhiles comme ceux de Tony Blair) ont aussi imputé à l’UE leurs propres erreurs et en ont fait leur bouc émissaire (ce que font d’ailleurs la plupart des gouvernements).

Le résultat du référendum du 23 juin dépendra en très grande partie du taux de participation et des différences de taux de participation selon les catégories sociales. Les plus motivés sont ceux qui veulent quitter l’Union européenne et ils iront certainement voter. Les indécis sont nombreux pour les raisons évoquées plus haut. Il existe aussi de fortes disparités selon le territoire, la catégorie sociale et l’âge. Le risque est que les Britanniques les moins mobilisés et enthousiasmés par la cause à défendre ne se rendent pas aux urnes, d’autant qu’il s’agit en partie de catégories sociales souvent abstentionnistes dans les meilleurs des cas : les jeunes, les populations urbaines. Ces écarts risquent de faire le jeu des partisans du Brexit. Par ailleurs, le parti travailliste n’a pas fait une campagne très visible : les médias ont surtout mis l’accent sur les divisions au sein du parti conservateur et la bataille entre David Cameron et Boris Johnson. Ceci ne contribue pas à mobiliser un électorat travailliste peu enclin à soutenir la cause d’un Premier Ministre conservateur. En outre, il faut se souvenir que la conversion du parti travailliste au projet européen ne date que des années 1980, au moment de l’adoption la Charte sociale. Ainsi, le leader travailliste actuel Jeremy Corbyn, qui affiche des convictions anticapitalistes fortes, n’est pas un fervent pro-européen.

Pour conclure, la campagne tend à se focaliser sur la question des migrants plus que sur celle de la nécessité ou non de quitter l’Union européenne. UKIP et l’extrême droite entretiennent des peurs autour de ce sujet. Pour les partisans du maintien, la question est davantage celle de l’économie et des risques que prendrait le Royaume-Uni à quitter l’UE. Un deuxième thème qui a dominé est celui de l’avenir de David Cameron comme Premier Ministre et leader du parti conservateur. Résultat positif ou négatif, David Cameron a peu de chance d’être encore Premier Ministre dans les prochaines semaines. Il devra payer le prix de ce pari inconsidéré.

FF. – Christian de Boissieu, les marchés financiers plongent par peur du Brexit. Cette peur est-elle fondée économiquement ?

Christian de Boissieu, professeur à l’université Paris 1 et au Collège d’Europe (Bruges), président du Conseil franco-britannique, ancien président du Conseil d’analyse économique. – Quand je réfléchis au 23 juin, je suis dans la position du mauvais économiste qui confond prévision et préférence. Ma préférence est que le Royaume-Uni demeure dans l’Union européenne. Certes, son départ nous forcerait à reconstruire l’Union européenne et, de ce point de vue, le Brexit serait effectivement une chance. Mais ce serait une chance dangereuse, en raison des effets d’entraînement, des effets systémiques sur les autres pays de l’UE. Mon pronostic est que le pragmatisme va l’emporter, chaque Anglais faisant dans sa tête, avant d’aller voter, une analyse coût-avantage du « remain » ou du « leave ».

Quels sont les éléments de contexte ? Référendum ou non, nous vivons dans une Union européenne à plusieurs vitesses : 28 pays dans le marché unique, 26 dans l’espace Schengen, 19 dans la zone euro, sans compter les pays d’Europe qui sont dans Schengen sans être dans l’Union européenne. On peut ajouter que nous serons 11 sur le projet de taxation financière et que, sur la défense européenne, il n’existe que la France et le Royaume-Uni. Un deuxième élément de contexte porte sur les aspects économiques et sociaux. Le désenchantement de l’opinion publique par rapport à l’UE a pour cause principale le chômage et notamment celui des jeunes. Sur ce point, le Royaume-Uni n’y est pour rien puisque, avec 2 % de croissance, il fait mieux que de nombreux autres pays européens. Les Britanniques peuvent, ainsi, avoir l’impression que l’UE a davantage besoin d’eux que l’inverse. La zone euro n’est pas une locomotive, mais un wagon tiré par le reste du monde. Chacun a pu consulter les études, notamment celles du FMI ou de l’OCDE, évoquant le risque économique que prendraient les Britanniques en cas de Brexit. Toutefois, ce type d’études a plutôt le don d’inciter les populations à aller dans le sens inverse pour montrer que ces grands organismes ont tort.

S’agissant du contexte, il est important de faire une remarque sur le compromis de février 2016 : il est tout sauf clair, en particulier sur la possibilité donnée au Royaume-Uni d’avoir une sorte de droit de veto sur les développements de la zone euro. Ce n’est pas un droit de veto stricto sensu, mais un droit d’évocation qui pourrait, en cas de maintien du Royaume-Uni dans l’UE, empêcher d’avancer vers plus d’intégration de la zone euro. La livre sterling est aujourd’hui attaquée, et, par ricochet, l’euro l’est également. La livre sterling représente 3 % des réserves de change des banques centrales. Elle n’est plus une monnaie internationale, si ce n’est par son influence au sein du Commonwealth. Les investisseurs ont peur, Brexit ou non, en raison des incertitudes.

À moyen et à long terme, plusieurs questions se posent dont celle d’un possible effet d’entraînement sur d’autres pays en cas de Brexit. La situation du Royaume-Uni est assez idiosyncratique. Le risque de contagion et, à terme, de désintégration de l’Europe est donc peu probable. On est en droit de se poser la question, mais il faut garder à l’esprit que la Grèce n’est pas sortie de la zone euro malgré tout ce qui est arrivé depuis 2010.

En cas de Brexit, la question du statut juridique sera extrêmement importante. Il existe trois scénarios. Le premier est celui d’un statut identique à celui de la Norvège, de l’Islande ou du Lichtenstein. Le Royaume-Uni ne ferait plus partie de l’Union européenne, mais intégrerait l’espace économique européen. La question qui se poserait alors serait de savoir si les Européens accepteraient de donner ce statut aux Britanniques alors même qu’ils ont fait le choix de les quitter. Les Britanniques voudront intégrer ce marché unique, mais nous aurions bien tort d’accepter. Le second statut possible serait celui de la Suisse. Elle n’est pas dans le marché unique, mais a signé un accord bilatéral avec l’Union européenne, avec des avantages réciproques. Le troisième statut serait celui de pays tiers, au sens de l’Organisation mondiale du commerce. Le Royaume-Uni n’aurait plus d’avantages particuliers. Tout devrait être négocié sur des bases d’équivalence et de réciprocité.

Quelles seraient les conséquences d’un Brexit pour nous, Européens ? Brexit ou non, la zone euro doit aller de l’avant. Le statu quo n’est pas une option à la lumière de la crise que nous traversons depuis cinq ans. Nous devons aller de l’avant en termes de gouvernance économique et politique de la zone euro : un parlement, un budget, une représentation de la zone euro auprès de toutes les grandes organisations internationales.

FF. – Nicole Fontaine, le général de Gaulle n’avait-il pas, en définitive, raison de refuser l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, au motif que celui-ci serait toujours tourné davantage vers le grand large que vers le continent ? Dès lors, le Brexit serait-il, comme vous l’écrivez, une chance pour l’Europe ?

Nicole Fontaine, avocate, ancienne présidente du Parlement européen, ancien ministre. – Le désamour des peuples pour l’Europe est profond. L’Europe est malade et, depuis plusieurs années, une longue descente aux enfers est amorcée. À chaque fois, une marche est descendue. Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on abouti à cette désaffection pour cette Europe tant aimée ? Plusieurs pistes de réponse : le déficit démocratique qui demeure malgré le Parlement européen ; l’Europe bouc émissaire de nos problèmes malgré l’ampleur des fonds structurels versés aux pays ; les effets terribles de la directive Bolkestein, etc. Du point de vue du déficit démocratique, on peut citer l’exemple du projet de constitution européenne. Les Français l’avaient rejeté par référendum à près de 60 % et, quelques mois plus tard, un traité largement identique au projet de loi référendaire a été adopté presque subrepticement. Les gens ont eu l’impression que l’on s’était moqué d’eux. C’est en raison de ce constat que je suis parvenue à la conviction, étonnante pour une ancienne présidente du Parlement européen, qu’il serait mieux que les Britanniques sortent de l’Union européenne. Ce serait une clarification utile, même si ce n’est pas politiquement correct pour les pro-européens d’exprimer cette conviction. J’ai connu des Britanniques très pro-européens, j’ai beaucoup travaillé avec eux et je ne peux donc être soupçonnée d’être antibritannique. « Je suis né Britannique, je mourrai européen », disait Lord Plumb. Tony Blair m’a dit, un jour, qu’il envisageait sérieusement de soumettre un référendum… sur l’entrée du Royaume-Uni dans la zone euro ! La reine, elle-même, m’a confié un jour en riant : « Si l’euro réussit, nous rentrerons. » On m’a d’ailleurs beaucoup reproché à l’époque la gaffe épouvantable d’avoir raconté cette anecdote car les propos de la reine doivent toujours rester secrets. Julian Priestley, secrétaire général du Parlement européen, et bien que les conservateurs aient été furieux, m’avait néanmoins félicité pour ce que j’avais apporté au camp des pro-européens en révélant ces propos. Car si la reine qui a son effigie sur les billets de banque britanniques envisage de ne plus l’avoir, c’est une marque de confiance formidable pour le projet européen. Il reste que les Britanniques veulent un grand marché et rien d’autre. Ils sont entrés dans l’UE sur une méprise. Tout ce qui pouvait nous permettre d’aller plus loin, tout ce qui pouvait nous permettre de progresser, tout ce qui pouvait nous permettre de répondre au mieux aux attentes des citoyens a été bloqué par les Britanniques. Opting out pour Schengen ; opting out pour l’Euro ; opting out pour tout ce qui a trait aux politiques sociales, au droit d’asile. Au sommet de Nice, à la demande des Britanniques et de Tony Blair, on a même failli signer en catimini, à l’abri des médias, la Charte des droits fondamentaux, ce texte magnifique négocié des semaines durant. J’ai refusé et j’ai eu gain de cause, mais cet exemple montre bien comment de concession en concession, de démission en démission, on en est arrivé là. J’ai aussi observé le travail des parlementaires britanniques au sein du Parti populaire européen. Ils étaient tellement efficaces qu’ils ont rapidement créé un groupe dans le groupe, réclamant, sujet après sujet, un free vote. Ils ont voulu aussi très vite leur autonomie financière et imposé avec beaucoup de talent leur conception anglo-saxonne du libre-échange. Tout le monde est pour la mondialisation, mais une mondialisation qu’il aurait fallu beaucoup mieux anticiper et maîtriser. Qu’avons-nous fait en direction d’une Union européenne politique pendant ce temps-là ? Pas grand-chose en réalité : la Politique agricole commune malgré le « I want my money back » de Margaret Thatcher, la politique économique, mais partiellement. Avons-nous une harmonisation fiscale ? Avons-nous une politique sociale ? Avons-nous une politique d’asile commune ? Avons-nous une politique de défense et de sécurité commune ? Non. Il existe d’énormes chantiers devant nous, mais nous ne pourrons nous y atteler si les Britanniques restent dans l’UE. Que le droit de veto ne soit qu’un droit de regard ou non, les Britanniques feront tout pour empêcher le développement et l’intégration de la zone euro. Les concessions de février 2016 ne sont pas faibles. Elles sont considérables. Et c’est d’ailleurs bien ce que David Cameron a défendu devant les Communes, disant qu’il avait obtenu les moyens d’empêcher toute union plus étroite entre les peuples d’Europe. Nous ne sommes ni dans la sémantique ni dans le symbolique, mais dans une réalité que les Britanniques ont bien comprise et qui nous empêchera d’aller de l’avant. Alors, le Brexit, voilà la chance d’une clarification, la chance d’un sursaut, la chance d’un grand choc. Il est à souhaiter que, le 24 juin au matin, Angela Merkel et François Hollande déclarent : « L’heure est grave, mais l’Europe n’est pas morte. Voici ce que nous allons faire. »

FF. – Florence Faucher, la question des migrants ne risque-t-elle pas de peser considérablement sur le scrutin de jeudi prochain ?

Florence Faucher. – En Grande-Bretagne, comme dans toute l’Europe, la question de l’immigration a été accentuée par la crise migratoire. Il existe une peur des migrants de Calais et un ressentiment à l’égard des flux migratoires (en provenance de l’Europe centrale et orientale mais aussi bien sûr d’autres pays du monde) qui restent très importants. L’Union est présentée par les Brexiters comme responsable des difficultés du pays à contenir ces flux. Le contrôle des migrations est une question beaucoup plus importante pour l’électorat anglais que la question européenne proprement dite. Le choix des Brexiters de se focaliser sur cette question migratoire a été décisif et a contribué à transformer la campagne.

Christian de Boissieu. – L’objectif du gouvernement Cameron, pour 2015, était d’accueillir 100 000 migrants. Les chiffres de la semaine dernière donnent le nombre de 330 000 migrants l’an dernier ! Ils se répartissent à parts égales entre l’Union européenne et le reste du monde. Le spectre de l’arrivée de 100 000 Turcs a aussi été agité par les anti-européens.

Nicole Fontaine. – Ce qui est surréaliste, sur ce dernier point, c’est que, depuis le début, les Britanniques soutiennent l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Nous payons très cher notre absence de politique extérieure commune. Souvenons-nous du soutien de Tony Blair à George W. Bush au moment de la guerre en Irak et aussi de la « lettre des 8 » sur ce même sujet. Contre Daesh, la France est tristement seule. Au moment du printemps arabe, le silence de l’UE a été assourdissant alors que l’attente de nos amis méditerranéens était si forte. L’UE n’a rien fait, en tant que telle, pour accompagner le printemps arabe et nous en voyons le résultat désastreux aujourd’hui. Ces peuples n’ont d’autre salut que de se réfugier en Europe et nous, que faisons-nous ? Nous dressons des murs ! Il y a quelques années, nous démolissions des murs et nous construisions des ponts. Qui aujourd’hui réagit aux dérives liberticides en Autriche ou en Pologne ? Il faut que l’on se reprenne, avec ceux qui veulent, avec ceux qui sont d’accord pour un projet collectif, un projet réellement européen, un projet enthousiasmant.

De la salle. – Les maux de l’Europe sont-ils imputables seulement au Royaume-Uni ?

Nicole Fontaine. – Non, bien sûr, tout n’est pas imputable aux Britanniques. Le déficit démocratique n’a rien à voir avec eux. L’absence de pilote dans l’avion depuis des années n’est pas de leur fait, non plus. Les années Barroso ont été désastreuses, c’est une évidence. La directive Bolkestein sur la libéralisation des services est un exemple d’erreur politique insigne. Elle a favorisé le dumping social dans plusieurs pays. Néanmoins, le maintien du Royaume-Uni dans l’UE signifierait le maintien des ambiguïtés anciennes et l’arrivée d’ambiguïtés nouvelles, issues de l’accord de février. Le risque de détricotage serait majeur, surtout avec des citoyens de plus en plus eurosceptiques, notamment en France. Après les Grecs, que l’on peut comprendre, les Français sont devenus les champions de l’euroscepticisme. Or, peut-on se passer de l’UE ? Peut-on prendre le risque de cette dislocation, du retour à une Europe du « chacun pour soi » surtout quand l’on voit les concurrences, non seulement américaine, mais maintenant chinoise ou indienne ? Peut-on imaginer de régler seul, dans nos frontières, les problèmes d’aujourd’hui ? Non, bien sûr. L’éventuel départ des Britanniques n’est pas notre fait. Je dis juste que, s’ils partent, l’Allemagne et la France devront prendre une initiative forte qui devra être en accord avec les peuples.

De la salle. – Quelle est la portée juridique réelle du référendum ?

Florence Faucher. – La question est : « Voulez-vous rester ou partir ? » et les réponses possibles « rester » ou « partir ». D’habitude dans les référendums, c’est oui ou non. Le référendum du 23 est consultatif car, au Royaume-Uni, le Parlement est souverain. Ces derniers jours, des parlementaires inquiétés par les sondages montrant les progrès du camp du Leave ont évoqué l’idée de ne pas tout à fait suivre les éventuels résultats du référendum. En l’occurrence, il est difficilement imaginable que David Cameron ne tire pas toutes les conséquences juridiques et politiques du scrutin, quel que soit le résultat. De nombreuses personnalités ont regretté que le débat n’ait pas reçu un contenu informatif suffisant, de sorte que les électeurs mesurent parfaitement la portée de leur vote. Les contrevérités sont nombreuses dans les deux camps. Des universitaires spécialistes de droit et de science politique ont publié une lettre ouverte dans le journal conservateur The Telegraph soulignant que l’on ne peut considérer la consultation comme démocratique dans de telles conditions.

De la salle. – Le possible Brexit n’est-il pas aussi la conséquence du statut juridique hybride de l’Union européenne, ni véritable fédération ni véritable confédération ? Cette absence de statut clair n’est-elle pas responsable des difficultés actuelles de l’UE et des reproches des Britanniques ?

Existe-t-il un plan B de l’UE en fonction de l’issue de la consultation du 23 juin ? Étant donné la déliquescence de l’UE, deux ans seront-ils suffisants pour réussir les négociations sur la sortie du Royaume-Uni et pour redonner un nouveau souffle à l’Europe ?

Si le Brexit est rejeté par les Britanniques, comment l’UE pourra-t-elle néanmoins aller de l’avant ?

David Cameron est faible, mais les autres chefs d’État et de gouvernements ne le sont-ils pas aussi, à l’exception de Angela Merkel ?

Florence Faucher. – Il faut noter que, stricto sensu, David Cameron est un chef de gouvernement, pas un chef d’État. La reine est le chef de l’État britannique. On pourrait ajouter que les décisions prises (et en particulier l’organisation d’un référendum aussi mal préparé et diviseur) en témoignent. David Cameron risque d’être le responsable du démantèlement, non seulement de l’Europe, mais aussi du Royaume-Uni. En cas de Brexit, des référendums sont tout aussi possibles en Ecosse, au pays de Galle et en Irlande du Nord. Ces régions veulent rester dans l’UE car elles sont conscientes de ce que cette dernière leur a apporté. Et même l’Angleterre n’est pas unanime. C’est surtout l’Angleterre rurale, celle des petites villes et celle du Nord et de l’Est, qui soutient le Brexit.

Christian de Boissieu. – Le Brexit ne va pas régler comme par magie les problèmes de l’Union européenne. La relation franco-allemande se porte mal et les Britanniques n’y sont pour rien. L’UE ne s’est-elle pas, en définitive, organisée autour d’un triangle – France, Allemagne, Royaume-Uni – et non d’un couple, qui fait les équilibres et les déséquilibres de l’UE depuis les années 1970. L’avenir de l’Europe, et notamment d’une intégration plus poussée, ne peut venir que de la zone euro. C’est le noyau dur et tout approfondissement d’ordre économique, fiscal ou social, se fera à partir de la zone euro. Les États qui parlent de noyau dur et qui ne sont pas, aujourd’hui, dans la zone euro, se prêtent en réalité à des manœuvres dilatoires. S’agissant des Britanniques, leur maintien dans l’UE pourrait aussi être une difficulté et, si le Brexit échoue, il faudra renégocier, ou du moins réécrire, l’accord de février en raison de son ambiguïté sur les procédures de décision. Toutefois, il est préférable que les Britanniques restent et que les 19 négocient aussitôt la capacité politique d’aller de l’avant.

Oui, il existe un plan B, notamment dans les entreprises et les grandes banques. Brexit ou pas Brexit, les stratégies seront différentes. Du côté des pays, il faut régler à la fois des problèmes institutionnels, notamment ceux qui touchent aux procédures de décision (unanimité et levée de l’unanimité), mais aussi des problèmes de personnes, et surtout de qualités de personnes. Jean-Claude Juncker fera-t-il mieux que José Manuel Barroso ? Qui peut citer le nom de plus de 2 ou 3 commissaires européens ? Ils sont trop lointains, ils n’existent pas, ils ne forment pas une gouvernance. Or, sans gouvernance, il n’y aura pas de vision et de projet possibles.

Le projet européen de Jean Monnet, et encore plus depuis Maastricht, c’est la théorie du vélo : si on arrête de pédaler, on tombe. On considère que l’euro est une force endogène qui pousse ensuite à une organisation politique. D’où les crises mais d’où aussi les réponses – incomplètes et insatisfaisantes en termes de coopération et de convergence. L’union économique est venue avant l’union politique. Il était impossible de faire autrement. C’est la spécificité et l’originalité de l’Union européenne. De même que le fait de ne pas avoir une définition juridique classique. L’Europe est un être constitutionnel nouveau, complètement atypique et empirique.

Nicole Fontaine. – Jacques Delors disait que l’Europe était une fédération d’États-nations.

Christian de Boissieu. – Ni fédération ni confédération car le budget de l’Europe n’a rien à voir avec les 20 % du budget fédéral allemand ou américain.

Nicole Fontaine. – Si David Cameron, ou d’autres, veut contourner le résultat du référendum, les ondes de choc seraient terribles dans toute l’UE. David Cameron n’ira pas dans cette voie, il respectera le résultat. Nous, Français, ne votons pas. Nous pouvons avoir une préférence, mais cela ne changera rien. En revanche, nous devons éviter à tout prix qu’en cas de sortie la panique prenne le dessus et qu’une demande de Franxit soit formulée. Les pro-européens, ceux qui portent l’Europe dans leurs tripes, devront s’opposer fermement à la dislocation de l’UE. Un sursaut sera nécessaire et les responsables politiques devront s’exprimer. S’il n’y a rien, aucune parole, aucune volonté, ce serait la catastrophe. Les pro-européens devront être à l’avant-garde d’une réaction dynamique, tonique, volontariste. Retrouvons un projet collectif. Inscrivons-le dans un nouveau traité dont nous soumettrons les grandes lignes au référendum.

Union européenne