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Évolution ou révolution agricole ?

parMarcel FAURE

Articles de la revue France Forum

Extrait du n° 73, juillet 1966
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L'État et les agriculteurs qui n’avaient jamais ressenti fortement la nécessité de la définition d’une politique agricole cohérente se sont trouvés au pied du mur. Cette évolution de plus en plus perceptible sous la IVRépublique devait aboutir tôt ou tard à une grande confrontation entre l’État et la profession agricole. […] L’événement le plus important est la nécessaire croissance des interventions de l’État dans une économie agricole en cours de modernisation. Interventions multiples et diversifiées, dues à la complexité croissante de l’économie agricole, mais aussi à sa fragilité particulière, qu’il s’agisse des prix, des échanges, des structures. Un autre point non moins important est la nécessaire concomitance d’actions à court terme et à long terme. […] Mais à l’expérience, il n’est pas certain que les agriculteurs l’emportent, ni qu’ils trouvent suffisamment d’alliés, et du côté du pouvoir et du côté des autres groupes sociaux. Mais inévitablement, l’agriculture apparaît dans toutes les économies hautement développées comme irréductible aux schémas admis qui président aux rapports de l’État avec les divers agents économiques.


LA « RÉVOLUTION » DU MARCHÉ COMMUN. Cette irréductibilité de l’agriculture aux schémas classiques est parfaitement illustrée par l’aventure du Marché commun. Ce n’est pas un fait du hasard si le traité de Rome qui fourmille d’articles concernant l’industrie et le commerce était à peu près muet sur l’agriculture. Ce n’est pas un fait du hasard si la Commission et les six gouvernements consacrent à Bruxelles les trois quarts de leur temps et de leur énergie aux problèmes agricoles. […] L’aspect révolutionnaire du Marché commun agricole est double. D’une part, il est la première tentative d’harmonisation de politiques agricoles nationales profondément divergentes, harmonisation entre elles, mais aussi harmonisation avec un ensemble économique à dominante industrielle et commerciale. […]

L’autre aspect révolutionnaire du Marché commun est lié au précédent. En essayant de mettre de l’ordre dans les économies agricoles des six, le Marché commun oblige le reste du monde, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne, à reconsidérer fondamentalement tous les rapports commerciaux entre nations. […] Aux principes traditionnels du commerce international, le Marché commun agricole oppose les principes d’organisation et de solidarité qui ne doivent pas se limiter aux six. Une des critiques les plus souvent formulées contre le Marché commun agricole est le risque grave de perturbation des échanges agricoles mondiaux. échanges qui, il faut le dire, sont dominés par les pays riches et qui sont basés sur des prix de « dumping » n’ayant rien à voir avec la réalité économique. Ces prix très bas pénalisent très fortement les pays en voie de développement et les producteurs agricoles des nations évoluées. Ils ne servent, comme on l’a dit, qu’à enrichir davantage les riches et appauvrir un peu plus les pauvres. Ce n’est pas par hasard que les propositions d’organisation mondiale des marchés agricoles faites par la Commission économique européenne de Bruxelles et également par la France ont toujours été repoussées par les nations riches.

Certes les pays en voie de développement sont plus sensibles dans l’immédiat au fait que leurs exportations agricoles vers le Marché commun croissent moins rapidement depuis que fonctionnent les prélèvements à l’importation dans la CEE. Mais ces mêmes pays affirment qu’il est primordial pour eux que l’on réorganise complètement les marchés mondiaux. Seuls ils ne pourraient y arriver. Avec la force que représentent les six, ils pourront compter sur l’appui non négligeable d’un groupe de pays riches, décidé lui aussi à faire avancer la réorganisation des marchés mondiaux.

De tout cela il découle que les agriculteurs français ont vécu une aventure qui, à travers la révolution technique et la remise en cause de l’ordre traditionnel, les a amenés à découvrir les problèmes économiques et, pourrait-on dire, la philosophie économique des nations modernes. Mal à l’aise dans cet univers pensé, formulé et organisé, avant eux et en dehors d’eux, ils en découvrent progressivement la source, c’est-à-dire les choix philosophiques et politiques qui sont à la base de toute économie. Mais cette découverte interfère avec les traditions politiques de la famille, du village, de la région. Elle interfère encore plus avec l’ambiance politique de l’époque. […]

Au terme de leur périple, ces agriculteurs qui ont émergé d’un monde rural bloqué dans son évolution découvrent dans l’ordre de la politique générale, le même état de choses qui était autrefois le leur dans le monde paysan : une situation confuse, une société politique désorientée. Certains s’en affligent. D’autres, se référant à leur propre aventure, croient que le temps est proche d’une nouvelle progression de la conscience politique selon des voies qui ne seront pas forcément celles que les experts se plaisent à imaginer. Tant de mutations en un laps de temps si court ne pouvaient pas ne pas marquer profondément les hommes. Il leur a fallu s’adapter sur les plans technique, social, humain. Le monde paysan y a gagné une extraordinaire mobilité qui tranche avec le caractère statique du paysan d’autrefois. Mais tous ne peuvent suivre le rythme devenu très rapide. Il en serait de même chez tout autre groupe social. Et ce n’est pas un des drames les moins importants de l’époque récente. […]

Les tâches de prévision, d’orientation et de synthèse doivent à un certain niveau de responsabilités devenir prédominantes, si le monde paysan veut continuer la progression qu’il a si bien amorcée. Mais beaucoup de dirigeants s’y refusent préférant se cantonner dans l’action, l’animation ou la négociation avec les pouvoirs publics. Ce refus cache en réalité une impuissance, ou plus exactement, une absence de moyens chez les dirigeants de haut niveau pour accomplir ces tâches primordiales d’orientation et de synthèse.

À trop reculer devant cette mission, les dirigeants agricoles risquent de se voir imposer des choix au nom de la technique, de l’économique ou du politique alors qu’ils sont les seuls de par leur situation à pouvoir faire les synthèses indispensables qui devraient influer d’une façon positive sur les choix économiques et politiques. Sauront-ils s’atteler à temps à cette tâche essentielle et passionnante ?

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