Général Jean-Paul Perruche : « Nos modes d’action politique et militaire doivent évoluer »

parJean-Paul PERRUCHE, Expert qualifié par le parlement européen, ancien directeur de l'état-major de l'Union européenne.
27 Avril 2015
Actualité

L’institut Jean Lecanuet a rencontré le Général Perruche, président d’EuroDéfense-France, ancien directeur général de l’état-major militaire de l’Union européenne.

Institut Jean Lecanuet. – Au regard des événements de janvier, comment l’Europe peut-elle renforcer sa sécurité extérieure ?

Général Perruche. – Les événements de janvier concernent, tout d’abord, les attaques terroristes contre notre pays. Elles font suite à celles intervenues contre les Etats-Unis bien sûr, mais également contre l’Europe, notamment en Grande-Bretagne et en Espagne. On voit bien que les Etats qui n’ont pas fait l’objet d’attaques terroristes d’envergure craignent de l’être. Cette menace doit être prise en compte et ne peut se régler uniquement au niveau national. Par conséquent, il faut voir plus large. C’est une menace mondiale qui, s’appliquant à l’Europe, nécessite une réponse concertée des Européens. La première réaction aux attentats de Paris a été une réunion en format resserré du ministre de l’Intérieur français et de ses homologues. Elle a été suivie d’une réunion plus formelle du Conseil de l’Union européenne avec les ministres des vingt-huit Etats membres, le 19 janvier.

Cet aspect concerne plus particulièrement les forces de sécurité intérieure des Etats plutôt que les forces militaires à proprement parler. En France, pour renforcer, soutenir et compléter le travail des premières, il fallait également faire appel aux secondes. C’est d’ailleurs prévu dans le Livre blanc puisqu’un volume de 10 000 hommes des forces armées doit être disponible en permanence pour des tâches de renforcement de la sécurité intérieure.

Au niveau européen, nous procédons déjà à des échanges d’informations. Un centre de situation et d’information a été créé au début des années 2000 au sein du secrétariat du Conseil de l’UE, quasiment en même temps que la politique de sécurité et de défense commune de l’Union. Placé depuis 2009 au sein du SEAE (Service européen pour l’action extérieure), son éventuel renforcement est en débat, notamment s’agissant de la coordination du renseignement entre les différents États membres. Cela pourrait déboucher sur de nouvelles mesures.

Au niveau des forces armées, l’Union ne prévoit pas de renforcement des uns par les autres en temps de paix. Cependant, il faut se souvenir qu’une clause dite de solidarité existe dans le traité de Lisbonne qui prévoit qu’à tout moment, sur demande d’un pays subissant une attaque terroriste, les autres pays doivent lui prêter assistance, y compris avec leurs forcées armées. Pour le moment, cette clause n’a pas été mise en œuvre de façon explicite ou lors d’un cas concret, mais pourrait l’être demain. Cela fait partie des sujets de débat entre les chefs d’état-major des différents pays.

Les événements récents concernent également les opérations extérieures nécessitées par la situation dans la bande sahélo-saharienne ou au Moyen-Orient. Pour l’instant, les actions européennes ont été limitées et non coercitives comme au Mali, mais aussi en Somalie et, aujourd’hui, en RCA. Cette dernière mission fait d’ailleurs suite à une opération de protection de l’aéroport et de sécurisation de Bangui. Ainsi, les interventions européennes demeurent pour l’instantd’ampleur limitée et n’ont pas la dimension militaire que peuvent avoir celles de l’OTAN, mais elles existent.

IJL. – La France a-t-elle les moyens de supporter ses efforts actuels et futurs en opérations extérieures ?

Gal P. – Avec la généralisation de l’instabilité due au terrorisme dans la bande sahélo-saharienne, nous avons pu déterminer ce que la France pouvait accomplir à l’échelle d’un très grand pays comme le Mali contre un adversaire de forces limitées. Mais elle ne saurait le faire seule contre cet adversaire additionné à Boko Haram et aux autres mouvances terroristes ou néo-terroristes présentes au Niger, au Nigéria, au Cameroun, et dans d’autres pays de la région. Cela met en lumière les limites d’un pays comme la France, d’autant plus que, lorsque nous sommes intervenus au Mali, nous avons bénéficié de moyens de renseignement et de désignation de cibles américains notamment, ainsi que de l’aide logistique de certains pays européens. La France ne pourra pas continuer longtemps à faire cavalier seul à l’échelle d’un continent comme l’Afrique et à prendre des décisions qui sont de l’intérêt de l’ensemble des pays européens. Ce point sera sans doute à l’ordre du jour d’un prochain Conseil européen.

IJL. – L’emploi traditionnel des forces est-il adapté aux nouvelles menaces ?

Gal P. – Je ferai, tout d’abord, une remarque plus politique que militaire. La conception que nous avons jusqu’ici de l’action militaire se situe pour l’essentiel au niveau étatique. Dans les pays développés, l’action militaire est liée au concept d’Etat-nation. Or, désormais, nous avons affaire à des adversaires qui ne sont justement pas étatiques.

Le premier problème est donc l’adaptation des réponses des Etats-nations à une menace non étatique et transnationale, diffuse, qui utilise les vulnérabilités et les faiblesses de notre organisation. Les valeurs démocratiques doivent être considérées comme un atout, mais le respect des droits de l’homme limite le type d’actions que nous pouvons conduire par la force. Nos adversaires ont tendance à en profiter et à agir en sachant que notre réponse sera difficile en raison des contraintes que nous nous imposons. Il ne s’agit pas de remettre en cause nos valeurs, mais nous devons tenir compte de ces vulnérabilités.

Le second problème tient au fait que nous faisons face à des groupuscules, dont il faut identifier les points faibles, le fonctionnement et le financement. Les réponses ne sont pas essentiellement et immédiatement militaires. Les interventions américaines en Irak et en Afghanistan ont démontré la limite de l’emploi d’une force militaire très supérieure dans tous les compartiments du jeu, mais qui aboutit à des résultats politiques très minces pour dire le moins. Nos modes d’action politique et militaire doivent évoluer.

De là à dire que l’on a assez de forces militaires en Europe compte tenu de cette évolution, c’est un pas que je ne franchirai pas. Manifestement, nous n’en n’avons pas assez et, surtout, nous ne savons pas assez bien organiser nos forces pour pouvoir agir ensemble et obtenir un meilleur rapport coût/efficacité de nos instruments de défense. Nous avons des difficultés à résoudre ce problème entre Européens. Je pense qu’au niveau des Etats-nations les ambitions seront à la baisse dans le futur, avec un déclin, non pas dans l’absolu, mais relatif, par rapport à la montée en puissance de nouveaux Etats (émergents). En raison de la présence de masses supérieures démographiquement et économiquement à ce que nous représentons, notre puissance relative dans le monde va évoluer, et dans le mauvais sens pour nos pays européens pris individuellement. Le recours à la masse critique est, selon moi, un impératif de puissance au xxie siècle et c’est pourquoi la construction d’une Europe-puissance doit rester un objectif central (même de long terme), malgré les poussées populistes et, selon moi, passéistes du moment.

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