©Clive Lamming

L'importance du rail en géopolitique et en géostratégie

parClive LAMMING, historien

Articles de la revue France Forum

La mondialisation à la merci de l’écartement des rails.

«Empire builder» est le nom porté par un des plus prestigieux trains de voyageurs des États-Unis. Depuis deux siècles, le chemin de fer est le plus efficace des bâtisseurs d’empire. Il est « structurant » pour l’aménagement des territoires et, plus que les frontières, il distribue les rôles et organise économiquement l’espace national. Il a organisé la vie économique et l’industrialisation des États-Unis, de la Russie, puis de l’URSS, de l’Inde, comme il a fait la puissance du Royaume-Uni, l’unification de l’Allemagne de Bismarck sous l’égide de la Prusse, la centralisation de la France ou l’organisation de l’Europe. 


LE CHEMIN DE FER CRÉE, MAIS AUSSI DÉFAIT DES EMPIRES. La création de réseaux de chemin de fer demande des précautions politiques et économiques, mais aussi une clairvoyance anticipatrice, car il faut parfois des siècles pour surmonter les catastrophes engendrées par un usage aveugle. Le problème de l’écartement des rails a séparé l’Espagne et la Finlande de l’Europe en raison de l’ignorance de certains ingénieurs ou des pouvoirs publics, de même qu’il a séparé la Russie de l’Europe et de Chine. La Mongolie, de par son histoire, est en écartement russe. Aucun train mongol ne peut donc passer en Chine et vice versa. Il en va de même en Ouzbékistan : aucun train ouzbek ne peut atteindre l’Iran, la Turquie ou encore l’Europe, où les réseaux sont en voie normale. Les trains chinois et russes changent de bogies à la frontière. Pour le fret, un train russe doit être déchargé pour être rechargé dans un train chinois, et inversement. La technique des conteneurs aide à limiter cette perte de temps et d’énergie absurde. 

Aucun système d’essieu à écartement variable n’a donné satisfaction, car trop lent à mettre en œuvre et trop fragile pour les trains à grande vitesse ou les trains très lourds. C’est pourquoi, pour se rattacher à l’Europe de la très grande vitesse, l’Espagne, pays spécialiste des essieux à écartement variable (avec ses trains Talgo légers), construit désormais un nouveau réseau en voie normale. Les TGV sillonnent dorénavant toute l’Europe jusqu’au sud de l’Espagne, sur un réseau de 6 000 km de lignes nouvelles à grande vitesse... 

Le réseau chinois (en voie normale) est, lui, au cœur géographique de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et ne pourra communiquer avec les pays immédiatement voisins comme l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan qui sont en écartement russe. Le réseau indien comprend, lui, trois écartements différents et aucun n’est en voie normale. Difficile, dès lors, d’imaginer comment convertir le réseau ferré d’un pays aussi vaste – le deuxième du monde – pour qu’il communique avec la Chine ou l’Iran.

Au cours de l’histoire, l’insuffisance en chemins de fer et l’incohérence ferroviaire ont beaucoup influencé l’issue des conflits interétatiques et les destins nationaux. Ainsi, les États sudistes ont perdu la guerre de Sécession en raison de l’anarchie ferroviaire d’un réseau composé de lignes construites dans des écartements différents. L’Allemagne nazie n’a pu envahir l’URSS faute de matériel roulant et de locomotives  construites pour l’écartement russe (1 524 mm) et la Wehrmacht s’est enlisée dans la boue et la neige. L’écartement ferroviaire indien (1 676 mm) a empêché l’avancée des britanniques vers le nord de l’Asie à l’époque du « grand jeu ». L’écartement ferroviaire russe (1 524 mm) a, de même, bloqué la progression russe vers le sud de l’Asie (l’Afghanistan, sans chemin de fer, a été la zone de rencontre et de cessation du « grand jeu »). L’absence de réseaux nationaux formant un réseau continental cohérent a empêché l’Afrique de devenir une « Amérique », malgré des ressources immenses. De même, l’Asie du Sud-est (Birmanie, Malaisie, ancienne Indochine, Thaïlande, etc.) doit, en grande partie, son isolement du reste du monde au fait qu’il n’existe pas de grand réseau d’ensemble : à la place, on observe un éparpillement de tronçons de ligne en voie métrique. L’absence de chemin de fer a retranché le Moyen-Orient et ruiné la perspective de grands projets (échec du Bagdad-Bahn, d’un grand réseau ottoman, etc.). Si l’Asie, contrairement à l’Afrique, possède de grands réseaux nationaux, ce continent est celui qui a la plus grande variété d’écartements, le coupant de toute grande liaison en voie normale vers l’Europe : les 320 milliards d’échanges annuels entre la Chine et l’Europe (200 vers l’Europe et 120 en sens inverse) passent tous par la mer, soit trente-huit à quarante jours de voyage, alors qu’une ligne directe Chine-Europe par l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie, sans transbordement puisque directe en écartement normal, nécessiterait douze jours seulement.


LE CHEMIN DE FER NE CRÉE PAS LA RICHESSE, MAIS LA DÉPLACE. Depuis deux siècles, on s’accorde à dire qu’il suffit de créer un réseau ferré pour créer la richesse. Or, en France, le Massif central est resté à l’écart malgré la création de nombreuses lignes. Le chemin de fer ne crée pas la richesse, mais la déplace. Il permet un développement économique reposant sur la complémentarité, l’échange et la dépendance réciproquement acceptée.

Le continent africain, faute d’avoir un réseau cohérent et international, ne s’est pas développé comme il l’aurait pu et dû, chaque puissance coloniale construisant pour son propre compte, et dans une multitude d’écartements différents (plus de sept écartements), des « lignes drains » emportant les richesses vers le port le plus proche avec pour destination la métropole concernée. L’absence de tout réseau continental a permis le pillage de l’Afrique et a empêché son développement industriel, minier et agricole.

En France, comme dans la plupart des pays d’Europe occidentale, le chemin de fer transporte cinquante fois ce que transporte l’avion. L’aéroport de Roissy enregistre 250 000 voyageurs par jour. En comparaison, la plus proche gare parisienne, la gare du nord, accueille 700 000 voyageurs par jour. Une seule ligne de métro, comme la ligne 13, avec ses 750 000 voyageurs quotidiens, transporte, chaque jour, deux fois ce que transporte l’ensemble des TGV nationaux.

Aux Etats-Unis, le chemin de fer transporte 80 % du fret alors qu’en Europe le lobby routier a réduit la part du fret ferroviaire à 10 % en moyenne. Toutefois, la reprise ferroviaire y est présente aussi, notamment en Suisse où l’on refuse le camion « à l’américaine ». En Chine, le chemin de fer transporte pratiquement tout le fret et presque l’ensemble des voyageurs, comme en Inde et au Japon.

Pour déplacer une tonne à 100 km/h sur le rail, il faut 1 cheval-vapeur (ch). Un camion a besoin, lui, de dix fois plus de ch que le rail. L’avion ne peut être comparé puisqu’il vole à des vitesses plusieurs fois supérieures pour assurer sa propre sustentation, mais on peut lire que la consommation d’énergie par tonne de fret transportée est de plusieurs fois supérieure à celle de la route.

Enfin, le chemin de fer est le seul moyen de transport à pouvoir utiliser l’électricité : tous les autres dépendent, et massivement, du pétrole.

 


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Légende de l'illustration :
_ -][- : gare d'échange avec changement de voie
_ noir : écartement normal (1435 mm)
_ rouge : écartement russe (1524 mm)
_ violet : écartement espagnol (1674 mm)
_ kaki : écartement portugais (1665 mm)
_ rose : écartement irlandais (1600 mm)

 

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