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La monnaie du monde et son enjeu

parAntoine BRUNET, économiste

Articles de la revue France Forum

Dollar-yuan : le choc des géants !

Pour faire face à des adversités inattendues, un pays souverain doit pouvoir procéder momentanément à des importations à grande échelle. C’est le cas, en particulier, quand il se trouve en guerre : il lui faut alors pouvoir se procurer auprès de pays tiers des armements, des munitions et des biens de première nécessité. Or, les Etats des pays fournisseurs rechignant à faire crédit à des Etats belligérants, un Etat souverain a intérêt à se constituer préventivement une encaisse monétaire importante.

En quelle monnaie la constituer ? Les Etats ont longtemps choisi une monnaie-métal, l’or ou l’argent selon les pays et selon les périodes, parce que c’est en monnaie-métal que, le cas échéant, les pays neutres exigeaient d’être réglés par les pays belligérants.


1871. L’OR CONSACRÉ MONNAIE DU MONDE. Longtemps, la rivalité entre l’or et l’argent a posé problème. L’argent s’étant, dans la durée, déprécié contre l’or, tous les grands pays ont convergé, à partir de 1871, et ont préféré définitivement l’or à l’argent. Dès lors, c’est en or que les Etats détiennent l’essentiel de leurs encaisses monétaires (ce qu’on appelle leurs réserves de change) et c’est aussi en or que les Etats déficitaires acquittent leurs déficits commerciaux. Après 1871, la communauté mondiale dispose donc enfin d’une monnaie du monde : l’or. En parallèle, on assiste, de la fin du XVIIe siècle à celle du XIXe siècle, à la mise en place dans chaque grand pays de systèmes bancaires nationaux capables d’émettre, à côté des pièces métalliques, de la monnaie bancaire (billets et dépôts bancaires). Pour y parvenir, il a fallu que les banques commerciales garantissent la convertibilité à 1 pour 1 entre les dépôts bancaires et le billet émis par leur banque centrale et que les banques centrales assurent la convertibilité entre le billet et l’or sur la base d’une parité fixe. Ainsi, les monnaies bancaires nationales sont indirectement convertibles en or.

En somme, de 1871 à 1914, le système monétaire mondial est très centré sur l’or : l’or est la monnaie du monde, celle qu’utilisent les Etats nationaux pour se régler leurs soldes commerciaux ; l’or est aussi la base sur laquelle les divers systèmes bancaires nationaux pratiquent chacun une création monétaire libellée dans leur unité monétaire nationale (le sterling, le dollar, le franc, le mark). Cette création monétaire est elle-même limitée : pour assurer la convertibilité, chaque banque centrale se doit de proportionner le montant des billets en circulation au montant de son encaisse-or.

Toutefois, entre 1914 et 1945, diverses ruptures se sont combinées pour que les monnaies bancaires nationales cessent d’être convertibles en or.

Au cours de la Première Guerre mondiale, guerre totale, tous les moyens de l’Etat sont mobilisés. Les Etats des pays neutres, très sollicités par les Etats belligérants, exigent d’être réglés en or de leurs livraisons. Chaque Etat belligérant, voyant fondre ses réserves d’or, interrompt unilatéralement la convertibilité-or des billets émis par sa banque centrale. Cela leur permet à la fois de réserver leur encaisse-or aux seuls règlements extérieurs et de s’adonner à la « planche à billets » pour financer leurs efforts de guerre.

Après 1918, le rétablissement de la convertibilité-or se révèle inaccessible, que ce soit sur la base de la parité antérieure à 1914 ou sur la base d’une parité plus adaptée. La décision la plus saillante est celle prise aux Etats-Unis : en trois étapes, de mars 1933 à janvier 1934, le président Franklin Delano Roosevelt interrompt définitivement la convertibilité-or du billet vert et oblige même la banque centrale américaine et les Américains à vendre leur or à l’Etat. Dès lors, on entre dans le cours forcé : c’est avec ce dollar inconvertible que les Américains doivent désormais régler leurs échanges intérieurs et maintenir leurs encaisses.

Partout ailleurs, le scénario est le même : la seule monnaie proposée aux citoyens est désormais une monnaie nationale inconvertible en or et purement fiduciaire.

L’or demeure cependant la monnaie du monde. Chaque pays cherche même à protéger son encaisse-or. À juste titre d’ailleurs car, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les pays neutres exigeront encore des pays belligérants d’être payés en or.


1945. LE DOLLAR ÉVINCE L’OR. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis triomphent dans l’opulence : leur appareil productif est intact et moderne ; leur excédent commercial est important ; ils disposent de matières premières abondantes et de capacités excédentaires de production ; leurs réserves en or sont considérables (les deux tiers des réserves mondiales).

Les autres puissances occidentales sont, elles, épuisées. Leurs appareils productifs sont détruits ; leur commerce extérieur est déficitaire ; leurs réserves d’or, épuisées. Ils ne disposent même pas de dollars pour acheter aux Etats-Unis les biens d’équipement qui leur sont indispensables. Ces pays, menacés de dépression économique, deviennent alors des proies faciles pour l’URSS de Staline.

Prévoyant une telle configuration, les Etats-Unis obtiennent de leurs alliés, lors de la conférence internationale de Bretton Woods en 1944, que l’or soit remplacé par le dollar et, pour assurer leur adhésion, s’engagent à convertir en or les dollars que leur présenteraient les autres banques centrales sur la base de 35 dollars l’once.

Cet accord s’inscrit dans une perspective géopolitique : une fois le dollar admis monnaie du monde, les Etats-Unis seront en capacité de prêter à leurs alliés occidentaux (anciens et nouveaux) les dollars nécessaires à leur reconstruction et à leur souveraineté.

Les accords de Bretton Woods prévoient aussi un système de change fixe entre monnaies occidentales sous la houlette d’une nouvelle institution, le Fonds monétaire international. À partir des années 1960, les parités initiales ne sont plus pertinentes. À mesure que des pays comme le Japon, l’Allemagne et la Suisse renouvellent des excédents commerciaux importants, ils accumulent des montants considérables de dollars, tandis que s’amenuisent les réserves d’or américaines. Et ces pays excédentaires refusent aux Etats-Unis une réévaluation de leurs monnaies. En août 1971, le président américain, Richard Nixon, décide d’abandonner la convertibilité du dollar en or pour les banques centrales étrangères.

Depuis 1971, même devenu inconvertible en or, le dollar demeure la monnaie du monde. La défaite des Etats-Unis n’est qu’apparente : il n’existe pas de monnaie concurrente au dollar. L’habitude a été prise de facturer (et de régler) en dollars les échanges internationaux. Le pétrole lui-même est depuis longtemps facturé en dollars, ce qui motive les banques centrales étrangères à maintenir en dollars leurs réserves de change.

À compter de 1971, les Etats-Unis bénéficient en réalité d’un privilège monétaire inédit : leur système bancaire peut désormais émettre des dollars à profusion sans être véritablement inquiété ; les banques centrales étrangères qui reçoivent les dollars émis en excès les accumulent parce que le dollar reste la monnaie du monde. C’est ainsi que le président Ronald Reagan (1980-1988) peut financer aisément et bon marché son programme de guerre des étoiles quand, en face, l’URSS éprouve d’importantes difficultés financières à y répondre.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Pékin et Moscou, après avoir officialisé leur rapprochement pour s’opposer à Washington et à la démocratie, s’attaquent ouvertement et sans délai à ce privilège du dollar1. Les deux capitales multiplient les initiatives pour que le pétrole cesse d’être facturé en dollars par les grands pays exportateurs et, plus généralement, pour évincer le dollar et lui substituer une autre monnaie du monde : l’or, le droit de tirage spécial ou le yuan.

Désormais, surgit un enjeu géopolitique colossal autour de ce que sera la monnaie du monde. Dans le cas où le yuan s’imposerait face au dollar, l’énorme privilège monétaire des Etats-Unis serait alors transféré à la Chine totalitaire, ce qui la consacrerait comme nouvelle puissance hégémonique. C’est donc aussi l’avenir du camp des pays démocratiques face au camp des pays totalitaires qui se joue à travers la question de la monnaie du monde.2 


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1. Voir le communiqué de la première réunion des BRIC, en 2005.
2. Antoine Brunet est l'auteur, avec Jean-Paul Guichard, de La visée hégémonique de la Chine, L’Harmattan, 2011.

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