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Le dialogue, cette aventure...

Articles de la revue France Forum

Rien  n’est plus difficile et à la limite impossible qu’un dialogue authentique, je veux dire qui réponde pleinement à toutes les exigences de l’ouverture et de la disponibilité à autrui. Le mot appartient depuis longtemps à mon langage familier et j’ai essayé de pratiquer la chose, avec des succès inégaux, à une époque où une entreprise de dialogue était mal reçue par le plus grand nombre. Les uns ne voulaient voir dans le dialogue que doute sur soi, connivence plus ou moins consciente avec les idées de l’adversaire, bref une manière de glisser sans bonne foi vers les prochaines capitulations. les autres considéraient le dialogue comme un divertissement ou une diversion de rhétorique, une fâcheuse question préalable qui risquait de compromettre, à force de subtilités intellectualistes, les rudes et nécessaires convergences de l’action, au total l’expression d’une de ces mentalités centristes, juste milieu ou démocrate chrétienne, impuissantes à choisir entre le oui et le non et auxquelles le dialogue sert de noble alibi.

Les temps ont bien changé. le dialogue est devenu un lieu commun d’église. Les doctrinaires politiques les plus assurés […] sont pris par le vertige du dialogue et entrent dans la ronde avec une ferveur de néophyte. Le dialogue pourtant, si nécessaire qu’il soit à la république des honnêtes gens, n’opère jamais exactement ce qu’il signifie, il ne dissout jamais complètement ces épaisseurs d’opacité et de malentendu entre les hommes même de bonne volonté, il peut trop aisément être perverti et faussé, mais parce qu’il vaut mieux en lui-même que ses incertaines approximations, il n’est pas incapable de mener celui qui entre dans son jeu là où il ne voulait pas aller. Et en ce sens le dialogue est une aventure.

Le dialogue de soi avec soi est la première forme du dialogue, le principe et la source des toutes les autres. Si un Teilhard de Chardin a été, exemplairement, un homme de dialogue, c’est parce qu’il a vécu d’abord et pensé au dedans de lui-même le dialogue de la science et de la religion, avouant avec une héroïque sincérité les difficultés et les divergences, et décidé à ne rien sacrifier de la vérité et de la valeur de l’une comme de l’autre. Dès lors il était armé par l’expérience intérieure pour le dialogue avec autrui. les fanatiques, toujours très doués pour la réfutation et la polémique, ne seront jamais des hommes de dialogue. La règle est universelle : le dialogue comme aventure intérieure et le dialogue avec le dehors doivent se correspondre exactement, se fortifier et s’illuminer l’un par l’autre. C’est une banalité, mais qu’il ne faut pas se lasser de pédagogiquement répéter que l’église catholique ne peut dialoguer avec le monde profane ou avec un plus large christianisme que parce qu’elle s’est mise, par le moyen du concile en état de dialogue avec elle-même. Les discussions entre les différents partis communistes ou entre communisme russe et communisme chinois n’arrivent pas à être véritablement des dialogues, dans la mesure où un communiste a de la peine à réaliser qu’un déviationniste de sa propre orthodoxie puisse être aussi un marxiste ou un communiste à part entière. Certes le dialogue avec soi ou entre soi est le plus difficile, le plus menacé par les pièges de l’amour-propre, de la complaisance, du préfabriqué, mais là où il manquerait complètement, le dialogue avec autrui ne serait qu’académisme ou pure politique.

Par le dialogue, l’homme met en question ses plus profondes certitudes en les exposant au feu de la contestation d’autrui. Là est le risque dramatique de l’aventure. Mais le dialogue mentirait à sa propre nature s’il n’était animé par une foi dans la vérité, toujours plus riche et plus exigeante que la représentation que s’en fait la subjectivité individuelle. le dilettante n’entrera jamais dans le jeu grave et sérieux du dialogue. Montaigne, qui parle avec un aimable détachement de cette façon de philosopher par dialogues qui consiste à « loger plus décemment en diverses touches la diversité et variations de ses propres fantaisies » ne décrit ainsi qu’un dialogue de comédie. L’auteur des Essais, qui a tant emprunté aux autres pour transformer le bien d’autrui en sa propre substance concédait trop au scepticisme pour être pleinement un homme de dialogue, alors que Pascal, possédé par la passion de la vérité, a proposé de l’Entretien avec M. de Saci aux Pensées des formes exemplaires de dialogue. Le dialogue entre les hommes qui se reconnaissent les uns les autres comme des hommes également pensants et capables de la même vérité donne à toute dialectique un contenu vivant, chaleureux, pathétique, mais le dialogue est aussi l’ennemi heureux de cette dialectique qui consiste à traiter la pensée antagoniste comme un moment dépassé de ce système dont on est, soi, le possesseur et exclusif détenteur. Sous les apparences du dialogue se dissimulent dans ce dernier cas une psychanalyse réductrice et une agressivité impérialiste.

Ainsi compris, le dialogue n’est pas un moyen, il reste une fin et indépassable, car il est un témoignage rendu par les uns et par les autres à une vérité qui les enveloppe et dont ils n’auront jamais fini d’explorer ensemble la richesse. […] Il faudra par exemple renoncer à la représentation que l’on se faisait de telle valeur et à laquelle on tenait plus qu’à cette valeur elle-même et la plus profonde vérité n’y perdra rien. ainsi vécu le dialogue n’est pas un obstacle, mais une invitation à l’action. Une société démocratique n’a de sens que si elle organise des structures de dialogue entre les familles politiques qui la composent. Là est le fondement du système représentatif et parlementaire. La paix entre les peuples n’a un contenu authentique que dans la mesure où elle est nourrie d’un dialogue entre les cultures et les civilisations. là est le fondement des institutions internationales et supranationales. La démocratie et la paix ont un avenir dans la mesure où le dialogue commence à peine sa carrière parmi les hommes. Et quel commencement n’est une aventure ? 

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