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Lecture et affects

Articles de la revue France Forum

 Le livre entre union et séparation.

À considérer l’urgence des défis auxquels il faut répondre, la question de savoir « comment lire » les œuvres qui, prises ensemble, composent la culture partagée de l’humanité pourrait, de prime abord, paraître un peu frivole. N’avons-nous donc rien de plus urgent à faire que de lire ? Peut-être pas, justement. S’accorder le temps de la lecture, c’est s’imposer une prise de distance grâce à laquelle les questions que nous débattons apparaissent sous un autre jour. Il nous arrive de discerner que, sous des apparences renouvelées, ces questions se sont déjà posées à d’autres ; il peut aussi nous arriver de mieux goûter la charge d’humanité qui se dissimule derrière les apparences d’un défi stratégique ou technologique ; et la lecture, parfois encore, renouvelle notre potentiel d’inventivité, de créativité, potentiel que la confrontation du quotidien souvent émousse. Lire, c’est entrer dans le regard d’un autre pour retrouver notre commune humanité et nous mesurer alors à frais nouveaux à des questions dont nous n’apercevions plus ni les vrais enjeux ni l’issue possible.

Nous lisons avec les préoccupations qui sont les nôtres – et c’est bien ainsi. Nous ne lisons pas un texte immuable, dont il faudrait retrouver le sens originel, nous lisons des textes vivants parce qu’ils sont capables de prendre sens dans la situation qui est la nôtre. Les questions qui nous habitent sont multiples. elles peuvent avoir à faire avec le sens ultime de l’existence, la complexité de notre vie intérieure et de notre affectivité, ou la manière de vivre ensemble. Un récit de fiction, un témoignage, une réflexion philosophique, un écrit de sagesse projettent des lumières différentes sur la question qui nous préoccupe ; ils brillent, résonnent différemment selon les jours et les époques, ils sont en quelque façon « re-créés » par notre lecture.

Nous ne lisons pas seulement avec notre intellect, nous lisons avec nos sens. Nous réagissons de façon presque épidermique à ce que nous suggère l’auteur. Ainsi, le philosophe chinois Mencius « prouve » la bonté foncière de la nature humaine en demandant au lecteur de s’imaginer témoin d’une scène où un enfant se trouve en danger, perché sur le bord d’un puits. La visualisation même de pareille scène amène presque le lecteur à se précipiter pour soulever l’enfant de la margelle… Entrer en dialogue avec le texte, c’est se laisser affecter par lui, c’est reconnaître comment nos affects transmuent nos « sens intérieurs » et vers quoi ces derniers nous portent ; c’est nous laisser transformer par le texte en même temps que nous modifions la perception initiale que nous en avions. en tant que le livre affecte nos sens, pour nous il commence à faire sens.

Le livre, écrit Michel de Certeau, « donne corps à l’attente […], il vous tombe dans les mains, comme un trésor à ouvrir : un espace de voix à reconnaître1. » Le livre, en faisant seuil, signifie l’Autre. Il se fait jardin des affects. Il se fait aussi aliment dont la manducation « édifie » un corps – car l’acte de lecture nous renvoie à d’autres lecteurs, édifie une communauté de lecteurs et de sens. Enfin, le livre, s’il nous mène vers une autre rive, doit aussi être laissé, il faut savoir s’en séparer. Dans la lecture, le livre devient, parfois, la dalle d’un tombeau à briser pour que la voix qu’il contient se fasse entendre en notre intérieur. L’écrit chemine vers la parole… Cette belle « lecture de la lecture » risquée par Michel de Certeau peut informer et libérer celle que nous continuerons de faire des œuvres par lesquelles nous donnons sens à ce qu’il nous revient de faire advenir.

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1. La Fable mystique XVIe-XVIIe siècle, tome 2, « Bibliothèque des histoires », Gallimard, 2013, p. 203.

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