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Léopold Sédar Senghor ou l'émancipation de la pensée

parAgnès BIKOKO, rédacteur du CSFEF pour le portail Médiaterre au Cameroun, Paul OMBIONO, rédacteur du CSFEF pour le portail Médiaterre au Cameroun

Articles de la revue France Forum

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À n'en point douter, Léopold Sédar Senghor est l’un des plus grands chantres de la francophonie. Ce qui frappe de prime abord dans sa pensée, c’est le rapport qu’il établit entre le culturel et le biologique. La réflexion que l’on retient le plus de lui n’est-elle pas l’émotivité nègre comparativement à la rationalité occidentale : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène » ? Cela veut dire que ce qui caractérise l’homme noir, c’est l’émotion ; il ne dispose pas de la raison qui est le seul apanage de l’homme blanc. Et l’une des implications de cette affirmation c’est que, dans la construction de la civilisation de l’universel qu’il promeut, l’homme noir ne peut qu’apporter la danse et le rythme.

Un riche débat

Un courant de pensée occidental émanant notamment de Hegel et de Lévy-Bruhl avait dénié la logique, la pensée, la Raison et, partant, l’humanité à l’homme noir. Pour le second, « la mentalité nègre est prélogique et mystique » tandis que, pour le premier, le nègre est l’homme de l’immédiateté, un sauvage, un barbare qui ne s’oppose pas à la nature. Pour cela, il ne peut même pas être dit homme.

Reprenant à son compte cette affirmation de Hegel, Senghor fera de l’homme africain un homme naturel qui vit dans l’immédiateté, en symbiose, en communion avec la nature. Ce que vise alors Senghor, c’est la reconnaissance en tant qu’homme, mais un homme doué, non pas de la Raison, mais d’une autre faculté qui est l’émotion. Dans cette lutte, il s’évertuera à démontrer que l’émotion est au-dessus de la Raison. Pour lui, la Raison blanche est utilitariste et ne peut pas véritablement permettre d’accéder à la connaissance de l’objet. Si elle cherche à connaître l’objet, c’est en vue de son utilisation, de son exploitation. Et pour cela, elle se prive de sa connaissance véritable. C’est à l’émotion qu’il confère cette capacité. Elle permet de se transporter dans l’objet, de sympathiser avec lui et donc de co-naître, c’est-à-dire de naître avec lui. Senghor, en fin de compte, fait de l’émotion une faculté d’accès supérieur à la connaissance.

La pensée de Senghor va susciter une véritable levée de boucliers. La critique la plus acerbe viendra de Marcien Towa, penseur camerounais. Dans un opuscule intitulé Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude ?1,Towa mène une analyse critique de la poésie senghorienne. Si nous ne pouvons pas en faire, ici, un exposé exhaustif, limitons-nous à dire qu’il dénonce le caractère racial et idéologique de son concept de négritude. En effet, la totalité de la poésie de senghor tourne autour de ce qu’il nomme l’âme noire déduite d’une certaine collectivité biologique. L’âme noire a une propension particulière à l’ouverture à l’autre, au pardon même devant les plus grandes offenses et humiliations. C’est à ce prix que l’on peut aboutir à la reconnaissance de l’homme et à la civilisation de l’universel.

Pour Towa, on ne saurait enfermer la pensée dans une âme collective même quand l’objectif serait la revendication d’une quelconque humanité. Il mène ainsi une étude comparative entre l’approche senghorienne et celle de Césaire et accorde ses faveurs à la seconde, qui est revendicatrice, combative, affrontement, mais véritablement humaniste.

Pour lui, la pensée, loin d’être collective, est strictement personnelle et surtout critique. L’âme noire dont parle Senghor ne saurait faire éclore une pensée libre, critique et propice à l’épanouissement de l’homme, quel qu’il soit. Elle l’enferme plutôt dans un mysticisme et dans un spiritualisme stériles.

Cette critique invalide complètement la pensée de Senghor et la conclusion de Towa est sans appel : « Entre la négritude césairienne qui est affirmation de la pleine humanité des peuples noirs, du pouvoir de dépassement et de renouvellement de leurs cultures, d’une part, et d’autre part, l’idéologie que Senghor désigne du même nom, il n’y a de commun que ce nom. En revanche, la négritude senghorienne ressemble à s’y méprendre à la “vieille négritude” du “bon nègre” dont parle Césaire dans le Cahier, le “bon nègre” que le maître avait convaincu que pesait sur lui, inscrite “en sa nature pelvienne”, une fatalité qu’on ne prend pas au collet. »

À la décharge de Senghor, il faut noter que les circonstances d’éclosion de sa pensée doivent être prises en compte dans toute analyse. C’était, en effet, une période de recherche de reconnaissance par l’homme blanc qui s’était de facto adjugé l’humanité en la déniant au peuple noir. Plutôt que la voie de l’affrontement et de la revendication, Senghor a choisi celle de la docilité et de l’invention d’une authenticité différentielle. Ainsi comprise, on lui trouverait quelques circonstances atténuantes car la pensée ne doit pas être détachée des circonstances dans lesquelles elle naît. C’est elles qui lui donnent sens et vie, nous dit Gaston Bachelard.

L’émancipation libératrice

Le débat qu’a suscité la pensée deSsenghor en Afrique a ouvert la voie à une émancipation libératrice de la pensée.

D’autres penseurs africains ont traité Towa, critique de Senghor, d’idéologue à la solde du communisme, car il affirmait que la pensée africaine doit s’orienter vers la maîtrise de la science et de la technique, qui constitue la puissance de l’Occident afin d’en user pour bouter hors du continent le monstre que représente le capitalisme.

Aujourd’hui, le débat ne se situe plus dans le domaine de la revendication d’une quelconque pensée ou d’une humanité, mais dans la recherche des voies et moyens pour accéder au développement du continent africain. La francophonie encourage ce dynamisme à travers l’organisation des concours sur les meilleures nouvelles, la promotion de l’écriture, l’édition ou la publication des oeuvres de la pensée, par exemple.

On peut ainsi remarquer que la production intellectuelle africaine est en plein essor. Des publications sont produites dans tous les domaines : scientifique, technique, littéraire et surtout numérique, un secteur dans lequel le continent africain fait une entrée de plus en plus remarquée par les multiples inventions qu’il propose au monde, sans complexe.

Le défi africain actuel est, naturellement, celui de son arrimage à la mondialisation. À l’état actuel, le continent africain la subit plus qu’il n’en fait partie intégrante. Elle est conçue comme un réservoir de matières premières, de ressources naturelles et de main-d’oeuvre bon marché. La réflexion est orientée vers un choix courageux d’une voie autre que celle du libéralisme sauvage. Car « il n’y a pas de sens de l’Histoire mais des histoires auxquelles les hommes donnent un sens », affirme Philippe Hugon. Il appartient donc aux Africains eux-mêmes de donner un sens à leur histoire.

Le dynamisme africain se fait et se bâtit, non pas au bout du fusil ou de la terreur comme le pensent certains dictateurs encore enfermés dans des illusions moyenâgeuses, mais au bout des idées. Et cette pensée-là, sur le continent africain, est insensiblement et inexorablement en marche. Et en bonne voie.  


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1. Éditions CLE, 1971.

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