FF 62 - Visuel article VIEL - PANORAMA

« Rhabillez-moi...»

parNicolas VIEL, musicologue

Articles de la revue France Forum

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L’approche des grandes vacances nous amène droit en Bretagne où une curieuse censure a failli empêcher la sortie du dernier album de Tri Yann, La Belle enchantée. L’inoxydable groupe nantais, célèbre pour ses reprises de chants populaires en breton et en gallo, espérait bien sortir ses chansons sur les plateformes de streaming, c’est-à-dire sur les sites d’achat de musique en ligne sur Internet. Cette méthode de diffusion est devenue la norme aujourd’hui.

Or, la couverture du disque est illustrée d’un dessin de Georges Lacombe, peintre et sculpteur français du début du XXe siècle, représentant un couple allongé, la femme au premier plan étant de dos et nue. Ce dessin, « L’amour et la mort », était un croquis préparatoire pour un meuble sculpté.

Le distributeur de l’album, n’écoutant que son courage, a jugé bon d’avertir le groupe qu’il y avait tous les risques pour que les plateformes (iTunes, Deezer) bloquent la diffusion des chansons à cause de ce visuel insupportable, coupable d’exposer une paire de fesses dénudée. Coup de tonnerre dans Landerneau. Pourtant, prompts à la censure pour des motifs liés à la pudeur et à la bienséance, ces sites commerciaux n’en déversent pas moins sur la Toile des foules entières de bimbos en mini-bikinis, de starlettes lascives, de mâles tout en biceps, etc.

Cette mésaventure nous rappelle qu’il y a deux ans, à l’opéra de Perth en Australie, le directeur avait préféré enlever de l’affiche l’opéra Carmen de Georges Bizet de peur que les quelques cigarettes fumées sur scène pendant la pièce ne heurtent la sensibilité d’un des gros sponsors du West Australian Opera, affilié au ministère de la Santé.

C’est que les tartufes de la bienséance sont avant tout des marchands. Et même si Carmen, la cigarière au coeur léger, aurait pu jouer la « jolie fille de Perth » et rouler des cigarettes d’eucalyptus, l’image a autant de valeur pour un sponsor qu’un plan de licenciement pour un trader. En termes d’image, on peut donc se demander ce qui distingue les fesses d’une danseuse-de-lambada-sur-pochette-de-disque de celles dessinées au trait par Lacombe, l’austère peintre breton admiré par les Nabis. L’affaire tient en un mot : la vulgarité.

Parce que le modelé de banales anatomies sous parasol, les habituels reflets huileux ou les teintes fluo laissent entrevoir que la valeur faible de l’image ne sera pas une entrave à sa duplication à l’infini, et qu’inversement sa duplication à l’infini n’entamera pas sa valeur déjà faible, la vulgarité est garante de profits à moindre coût. Elle permet le retour sur investissement à coup sûr.

La femme dénudée et fatale de Lacombe n’a aucun de ces attraits visuels. Pire encore, elle n’a aucun attrait financier : ses lignes dures et sèches la lient à une réalité cruelle de sentiments et de destins. Rhabillée in extremis en robe fourreau marinière par le groupe Tri Yann, elle va heureusement pouvoir bientôt nous ravir les oreilles. Elle nous rassure aussi : cette pudibonderie mercantile et totalitaire ne peut que provoquer l’envie de s’en émanciper, de rester libres et joyeux. Une autre raison de dire merci aux « trois Jean de Nantes ».

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