Déjeuner-débat autour de Benoît Vermander
A l’occasion d’une visite en France, l’institut Jean Lecanuet a organisé le lundi 7 mars 2016, un déjeuner-débat autour de Benoît Vermander. Le père jésuite, également professeur à l’université de Fudan à Shangai, a livré son analyse de la Chine contemporaine, à la lumière de son expérience multiforme de la vie dans l’Empire du milieu.
Benoît Vermander – Après trois ans et demi d’ère Xi Jinping, nous pouvons, aujourd’hui, porter une appréciation sur l’état de la Chine et dire ce que l’on peut en attendre dans les prochaines années.
Pendant dix-sept ans, de 1992 à 2009, j’étais basé à Taiwan et passais près de la moitié de mon temps en Chine. Cela m’a permis de garder une certaine distance, une certaine capacité d’observation par rapport à la Chine. Depuis 2009, je suis installé à Shanghai, j’enseigne dans une université chinoise, celle de Fudan, et je suis payé en renminbi. C’est pourquoi, quand j’entends parler de renminbi, j’ai une réaction inverse de la vôtre parce que, quand il baisse trop, mon pouvoir d’achat quand je reviens en France baisse à proportion.
Il est possible de regarder la situation actuelle de la Chine en fonction de deux perspectives différentes. On peut, d’abord, s’intéresser à la transformation du modèle de gouvernance et aux changements importants intervenus dans la manière dont la Chine est, aujourd’hui, gouvernée par rapport à il y a quelques années. Et on peut aussi s’intéresser bien évidemment, c’est d’ailleurs ce dont parlent habituellement les journaux, à la transformation de son modèle économique, à celle de son modèle de développement. Les deux questions se rejoignent, mais restent néanmoins deux questions différenciées.
La gouvernance tout d’abord. Ce qui s’est passé avec l’arrivée de Xi Jinping au secrétariat général du Parti communiste chinois en octobre 2012 a des conséquences qui vont au-delà de ce que l’on pouvait imaginer à l’époque. Bien évidemment, chacun avait conscience qu’il s’agissait d’un fait politique important, ne serait-ce qu’à cause du conflit dramatique entre Xi Jinping et Bo Xilai. Il s’est passé, à cet instant des choses, des conspirations, si on peut oser le mot, qu’aujourd’hui encore il est difficile d’évaluer, des faits qui restent enrobés de mystère. Ce qui est certain, c’est qu’on a vu l’arrivée d’une personnalité extrêmement forte sur la scène politique chinoise. Maintenant, le problème n’est pas que Xi Jinping ait une personnalité forte, mais que lui et ceux qui l’ont porté au pouvoir avaient un objectif de transformation du système.
Depuis l’ère Deng Xiaoping, immédiatement après la fin de l’ère Mao et des quatre années de transition qui ont suivies, donc dès 1979, s’était imposé un modèle de gouvernance collective conçu pour contenir les dangers associés à un système d’Etat-parti. Un État-parti peut, en effet, en unissant et en concentrant tous les pouvoirs, avoir des effets extrêmement nocifs sur la société ou aboutir à des décisions regrettables. L’idée était qu’en gérant cet État-parti de la manière la plus collective possible, avec des think tanks, des secrétaires généraux dont le pouvoir serait équilibré à la fois par un bureau politique fort et par un Premier ministre en charge de la gestion des affaires de l’État proprement dit, on réussirait à obtenir un gouvernement stable et modéré. Et c’est ce qui s’est passé. Entre 1979 et 2012, la Chine a été gouvernée par ce modèle de gouvernance collective avec des leaders à la personnalité plus ou moins forte et avec des contre-pouvoirs à l’intérieur même de l’État-parti, un modèle qui résistait bien et a permis, dans l’ensemble, de prendre des décisions justes. Cela s’est observé sur le plan macro-économique.
Plus globalement, c’est l’ensemble de ses gigantesques transformations que la Chine a pu gérer grâce à ce système de gouvernance collective. Ce système avait évidemment des aspects plus discutables qui ont fini par inquiéter le Parti lui-même. Il était générateur de corruption dans la mesure où chacun, si on peut dire, se « tenait ». Les arrangements ont fini par corrompre le fonctionnement normal des organes politiques du pays.
Ce système va aussi très difficilement de pair avec la formation d’une idéologie solide ; il n’y a plus alors de point de référence et le pragmatisme finit par l’emporter sur toute référence idéologique forte. Il empêche d’opérer des tournants véritablement fondamentaux. Il permet de s’adapter, de jouer sur les vagues, mais lorsqu’il s’agit véritablement d’infléchir la direction, cela se révèle beaucoup plus difficile.
Ce sont ces difficultés, ou peut-être simplement l’essoufflement après plus de trente ans d’un certain modèle de gouvernance, qui ont abouti à l’arrivée de Xi Jinping et à l’installation d’un nouveau style de gouvernance. Le principe d’un leader extrêmement fort a été remis en place et toutes les courroies de transmission, les think tanks, les groupes de travail, porteurs de réflexion sur les réformes à prendre, ont vu leur influence diminuée. Un système fondé sur la lutte anticorruption s’est aussi bâti. « Cette lutte est-elle bien réelle ou n’a-t-elle que des fins politiques ou partisanes ? » est une question qui revient régulièrement. La réponse est : « les deux ». Néanmoins, il convient d’insister sur le fait qu’il s’agit bien d’une véritable lutte anticorruption. Qui que ce soit et quelle que soit sa proximité avec le pouvoir, nul n’est à l’abri. ça frappe très fort, ça frappe très souvent avec des dizaines de milliers de personnes impliquées à tous les échelons du pouvoir. Mais, de fait, ce système est aussi utilisé à d’autres fins. Du reste, les choses se décident et se traitent en dehors des cadres normaux et avant que les personnes arrêtées ne soient envoyées devant les tribunaux. Il s’agit donc d’un système extrêmement fort, extrêmement violent, qui a, au bout du compte, provoqué une certaine paralysie des organes de décision. Pourquoi ? Tout simplement parce que les gens osent beaucoup moins participer qu’auparavant à ce processus de discernement et de gouvernance collective à cause des risques attachés à la férocité du système anticorruption qui, on l’a vu, peut être utilisé à d’autres effets.
La dernière caractéristique de ce nouveau modèle de gouvernance va de pair avec la recherche de ce que l’on appellerait la constitution d’une religion nationale. Dans les années 1980, on a assisté au démantèlement progressif de l’idéologie telle qu’elle s’était élaborée entre 1949 et 1980, non seulement de son exacerbation au moment de l’ère maoïste, mais plus généralement de toutes les références idéologiques fondamentales (en dehors de celles toujours présentes de la fierté, de l’unité et de l’indépendance nationale). Le Parti courroie du développement économique se substituait à toute autre référence idéologique. Cette évolution a été concomitante, dans ces années 1980-2012, à une croissance du fait religieux extrêmement forte et une crise de confiance dans les références qu’opérait le Parti. Des tentatives timides et limitées de recréer un consensus – non seulement idéologique, mais on pourrait dire para-spirituel, ce qu’on appellerait une « religion civile », c’est-à-dire des croyances dans lesquelles l’ensemble du peuple peut croire – ont bien eu lieu, mais ont à peu près toutes avorté.
Or, il est très clair que l’un des buts principaux de Xi Jinping est de recréer une unité nationale fondée sur des références communes. Il s’agit d’un mélange de nationalisme, de confucianisme, de marxisme-léninisme – extrêmement limité mais fondé sur la croyance dans le rôle directeur d’un parti, pas forcément du Parti tel qu’il est conçu aujourd’hui, mais d’un organe fort – et d’un ensemble d’autres références issues de la société traditionnelle, des références qui sont en construction continue et que la personnalité même de Xi Jinping incarne. Ce n’est pas un culte de la personnalité à proprement parler, mais un modèle de ce que devrait être l’homme chinois, de plus en plus représenté par Xi Jinping lui-même.
Pour finir sur ces questions de gouvernance, il convient d’ajouter que la forte personnalité de Xi Jinping n’est pas sans conséquence sur ce qui se passe aujourd’hui. Xi Jinping est manifestement un preneur de risque. Ce trait de caractère l’a sans doute porté au pouvoir, mais il peut aussi devenir l’une de ses limites. Contrairement à ce qu’on peut croire, il semble clair qu’il ne sait pas toujours où il va. Il y a une prise de risque pour la prise de risque qui entraîne des positions parfois difficiles à tenir dans le domaine de la politique macro-économique et dans celui de la politique internationale. Donc, ne voyons pas le gouvernement chinois actuel comme une machine implacable avec un plan secret de 4 ou 5 points qu’il va réaliser dans les dix ans. Il faut le voir plutôt comme un gouvernement fragilisé à cause des transformations sociales et économiques, qui cherche à recréer une unité et une force en tentant de rassembler le peuple sur des objectifs partagés, mais en étant parfois obligé de revenir un peu en arrière.
S’agissant des sujets économiques et de la transformation du modèle de développement chinois, ce qui se passe n’est pas une chose tout à fait nouvelle. En 2007 déjà, la Chine proposait un modèle cohérent de transformation de son système économique, élaboré très largement en coopération avec la Banque mondiale et fondé, bien sûr, sur le principe d’une économie compétitive, mais aussi sur un équilibre entre consommation et durabilité. La crise financière de 2008 a entraîné, comme ailleurs, un retour en arrière, une réadaptation. De 2008 à 2014, l’économie chinoise a été gérée sur la base de l’ancien modèle, des anciens axes de développement tout en essayant de les infléchir de temps à autre.
La plupart des économistes pensent que la transition chinoise est relativement facile à réaliser par rapport à la nôtre ou à celle de la plupart des économies européennes. Nous avons, nous, à passer d’une économie de consommation à une économie de compétitivité et la Chine doit, elle, passer d’une économie de compétitivité à une économie de consommation. Donc, les économistes estiment que cette mutation est quelque chose que la Chine peut réussir et, vraisemblablement, finira par réussir. La mutation qu’elle doit opérer serait potentiellement moins douloureuse et moins exigeante que celle que nous avons, nous, à opérer.
Toutefois, des points de vulnérabilité extrêmement forts existent. Le premier réside dans une surcapacité tellement importante qu’elle est génératrice d’autres problèmes. On dit parfois que la Chine peut produire en deux ans la totalité du ciment produit aux États-Unis depuis l’invention de ce matériau jusqu’à aujourd’hui. C’est-à-dire que les capacités de production de la Chine ont été bâties pour des capacités d’absorption, même mondiale, absolument non réalistes. De ce fait, comment gérer la mise à jour ou la mise aux normes de telles capacités de production, presque toutes localisées dans le nord du pays et notamment dans le nord-est, génératrices de problèmes d’emploi considérables ? Le deuxième problème lié à cette surproduction tient à l’augmentation des disparités régionales. Au sud-est, de Shanghai à Shenzhen, l’économie est, non seulement dynamique, mais très innovante. Toutes les entreprises digitales chinoises compétitives y sont concentrées. La Chine est réellement une économie innovante. Le modèle WeChat est aujourd’hui copié par d’autres parce qu’il est le nec plus ultra de ce qu’un réseau social peut être. En revanche, le nord-est du pays s’en sort de moins en moins : c’est vraiment la rust belt chinoise, mais dans des proportions dix fois plus importantes que la rust belt américaine. Le centre du pays est, pour sa part, un peu le ventre mou. L’ouest est de son côté contrôlé uniquement par des subventions publiques à peu près illimitées. Ces disparités régionales phénoménales sont des facteurs importants de déséquilibre de la Chine
Enfin, c’est peut-être le point plus important, intégrons l’idée que l’économie chinoise marche à la confiance. L’Europe n’a pas confiance dans son avenir collectif. En revanche, les relations interpersonnelles y sont marquées par un certain niveau de confiance. En règle générale, une certaine confiance s’établit entre l’acheteur et le vendeur : vous faîtes plutôt confiance à une personne qui vous vend une chemise et elle a confiance dans la valeur du billet de 10 euros que vous lui donnez. C’est presque le contraire en Chine : les Chinois, vu les succès des trente-cinq dernières années, ont ou avaient une confiance presque illimitée dans l’avenir de leur pays. Ils achetaient des appartements même quand le prix était beaucoup trop élevé. Et quand on les interrogeait sur la raison d’un tel achat, ils répondaient : « Même en cas de crise de l’immobilier, le marché repartira. » Donc le pétrole de l’économie chinoise, puisque la Chine n’a pas de pétrole, c’était la confiance. En revanche, les niveaux de confiance interindividuels sont, en règle générale, extrêmement bas. On ne fait pas confiance à quelqu’un qui ne fait pas partie d’un cercle de relation éprouvé et ceci est vrai à tous les niveaux. C’est pour cela d’ailleurs qu’on investit dans la relation (guanxi). Et de ce fait, si la confiance collective baisse, ce qui est le cas pour le moment avec un ralentissement fort de la croissance, s’il y a des inquiétudes sur le système de gouvernance, si, fondamentalement on a l’impression que le leadership ne sait plus bien où il va, alors une crise de confiance peut avoir des effets en chaîne tout à fait négatifs.
Pour conclure, la Chine ne va pas si mal, mais elle ne sait plus très clairement où elle va parce que des transformations sont en cours et qu’elles ne sont pas si faciles à gérer. Toutefois, il faut éviter que cette crise ne se traduise par des difficultés de nature politique trop fortes. N’oublions pas que la dimension proprement politique reste le talon d’Achille chinois. Jusqu’à présent, la Chine a réussi toutes ses transformations sauf celle de nature proprement politique et elle ne se sait toujours pas comment la réussir. Donc, il y a bien un talon d’Achille. Mais pour qu’un talon d’Achille devienne dangereux encore faut-il qu’une flèche touche juste à l’endroit de vulnérabilité. Certes, il existe des vulnérabilités que l’on peut traduire sous le terme de « fragilités politiques ». En même temps, rien ne dit que la Chine ne serait pas capable, dans le mécanisme même de sa transformation, d’aller au-delà de ces vulnérabilités systémiques. Il n’existe pas, à mon sens, de tendances lourdes observées, mais plutôt un ensemble de transformations qui vont dans des sens différents. Elles produisent un paysage qui montre que la Chine est de moins en moins ce qu’elle était, tout en hésitant sur la manière de diriger ou de rediriger son développement à la fois politique et économique et même socio-culturel, comme la recherche d’une religion civile peut le laisser penser.
Yves Pozzo di Borgo, sénateur de Paris, président de l’institut Jean Lecanuet. – Quelle est la situation en termes d’éducation et de compétitivité des universités chinoises ?
Jean-Paul Perruche, président d’honneur d’EuroDéfense-France, ancien directeur général de l’état-major de l’Union européenne. – Dans le passé, on considérait que l’armée chinoise était un peu une armée défensive, liée au territoire et donc avec un rôle social. Depuis quelques années, les analystes ont des avis divergents sur les ambitions militaires de la Chine ainsi que sur ce que les Américains peuvent faire par rapport aux problèmes sécuritaires potentiels autour de la Chine. Selon vous quelle est l’importance de l’armée chinoise dans la gouvernance chinoise, dans l’identité chinoise ? Quelles sont véritablement les aspirations de la Chine en matière de sécurité intérieure et extérieure ?
Pierre Méhaignerie, ancien ministre, maire de Vitré. – En Californie, beaucoup de Chinois investissent dans l’immobilier. De nombreuses Chinoises souhaiteraient accoucher aux États-Unis pour obtenir la double nationalité. Un couple franco-chinois, auparavant avocats d’affaires à Shanghai et venus vivre à Vitré, donnent deux raisons à cela : la pollution avec une menace pour l’espérance de vie de leur fille et le fait que, demain, les Chinois investiront en Europe et aux États-Unis probablement plus que l’inverse.
De la salle. – Dans les difficultés mentionnées, est-ce que la pyramide des âges, la structure démographique de la Chine, avec un vieillissement accéléré pour les années à venir, n’est pas un problème supplémentaire à gérer ?
De la salle. – Au lendemain de la journée de la femme, que pensez-vous de la question de la natalité en Chine qui a été un tabou pendant de nombreuses années. La culture, vous avez dit, c’est l’identité. En France, cette question est beaucoup préemptée par les extrémismes et les populismes, mais pour la Chine vous avez évoqué ce nationalisme mâtiné de marxisme et de confucianisme. Comment la Chine est-elle sortie de sa révolution culturelle et comment finalement cela peut-il interroger ce que nous vivons actuellement en France ?
De la salle. – Comment le PCC concilie-t-il la « dictature » du prolétariat et l’économie de marché ? Où en sont les relations entre le KMT de Taiwan et le PCC, puisque nous sommes dans une période de rapporchment de ces deux grandes tendances politiques ?
Jean-Marie Guénois, rédacteur en chef chargé des religions au Figaro. – On voit bien les motivations du pape François et son grand souhait qui est de venir en Chine. De votre point de vue, quel serait l’intérêt du gouvernement chinois d’accepter cette visite et cette ouverture ?
Jean-Christophe Bas, fondateur et président de The Global Compass. – Il y a eu, ces dernières années, l’émergence des BRICS au sein desquels la Chine a essayé de prendre une certaine forme de leadership. Il y a eu aussi, l’an dernier, la création de la Banque asiatique d’investissements et d’infrastructures à Pékin, sorte de remise en cause ou d’alternance à la Banque mondiale. Est-ce que la Chine, aujourd’hui, avec le ralentissement économique, mais également avec les questions de gouvernance que vous avez présentées, est toujours désireuse de grandir sur la scène internationale, d’avoir un leadership, ou, au contraire, souhaite-t-elle rester un petit peu en retrait pour résoudre ces problèmes économiques ?
Christian Namy, sénateur de la Meuse. – Depuis un an, la Chine investit en Meuse avec une usine de construction : 100 millions d’investissements, 200 emplois.
Benoît Vermander. – Un point très intéressant est à relever dans l’ensemble des questions : la Chine intervient dans tous les dossiers du monde. Cela signifie qu’il existe bien, aujourd’hui, deux superpuissances : les États-Unis et la Chine, si l’on définit une superpuissance par la capacité (l’agency, ce que les Canadiens appellent l’« agentivité »), la capacité à influencer quelque domaine que ce soit. L’Europe est présente dans beaucoup de domaines, mais il existe des domaines où elle ne compte pas. Pour la Russie, c’est la même chose. Il est intéressant d’observer que, quel que soit le sujet abordé, la variable chinoise intervient dans l’équation. Reprenons quatre ou cinq mots clés avant d’entrer d’avantage dans les détails.
Le premier mot clé sera celui de la confiance. Il faut remarquer, tout d’abord, que beaucoup des gens dont vous avez parlé ou que vous avez rencontré viennent de Shanghai ou de villes comme Shanghai et que cela n’est pas tout à fait indifférent dans le sujet du rapport de la Chine avec le monde et la mondialisation. Shanghai est une métropole de 24 millions d’habitants, c’est-à-dire qu’elle est, non pas un État dans l’État, mais une métropole avec une indépendance d’action, une culture et des capacités à interagir différentes de celles de l’État. Celui-ci contrôle Shanghai bien évidemment, mais Shanghai est bien une puissance : non seulement par ses 24 millions d’habitants, mais aussi parce qu’elle représente une part disproportionnée des finances et de l’économie chinoises et qu’elle nourrit donc une culture particulière. Et cette culture, traditionnellement et ce depuis les années 1850, est une culture farouchement tournée vers l’international. Tous les Shanghaiens importants sont des gens qui ont été formés à l’étranger, des gens qui font leur deals à l’étranger, des gens dont le grand-père était un comprador, c’est-à-dire quelqu’un à qui les entrepreneurs étrangers, les consulats français ou américain faisaient régulièrement appel. Cette ville a donc une culture spécifique et une influence énorme.
Si les Chinois investissent massivement à l’étranger, c’est lié en grande partie à la crise de la confiance évoquée plus tôt. Ces investissements massifs à l’étranger montrent bien la crainte d’une certaine partie de la population sur l’avenir de la Chine. Toutefois, des distinctions sont à faire. Très curieusement, ce sont les plus riches et les plus puissants qui ont le moins confiance dans l’avenir de la Chine. Les Chinois ordinaires continuent à apprécier Xi Jinping, « l’homme qui lave plus blanc », l’homme qui fait du « nettoyage », un populiste qui promet de continuer de rendre la Chine de plus en plus forte. Au contraire, les cadres du Parti et des entreprises – le pouvoir et le capital sont intimement liés par des cercles d’une complexité croissante mais toujours réels – sont ceux qui ont le plus de craintes. D’abord, ce sont eux qui ont le plus de désirs : désir d’avoir des enfants qui soient des membres de l’élite internationale ; désir d’avoir des enfants qui ont une vie saine dans des propriétés nichées au milieu d’une nature inviolée ; désir de placer leur capitaux à long terme ; désir d’échapper aux ouragans politiques que la Chine pourrait connaître. Il existe bien un problème de confiance, mais qui n’est pas encore généralisé.
Le deuxième mot sera celui de sécurité. Nous avons tendance à parler d’une Chine offensive ou d’une Chine défensive, mais cette distinction est inutile. « L’attaque est la meilleure défense » n’est pas un proverbe chinois bien qu’il pourrait l’être. Effectivement, la Chine ne se sent jamais tout à fait sûre et ce, pour plusieurs raisons.
D’abord, historiquement, la Chine n’a pas de frontières claires. Est-ce qu’elle s’arrête au continent ou englobe-t-elle Taiwan ? Est-ce qu’elle englobe le cercle des premières îles du Pacifique ? Est-ce qu’elle s’arrête en Inde ou en Russie ? La Chine, historiquement, n’a pas de frontières et a donc la capacité de les étendre toujours davantage. Il s’agit d’un point très important qui est un facteur à la fois offensif et défensif.
Ensuite, les Chinois et le gouvernement chinois sont toujours convaincus que le but ultime des autres puissances est de reléguer la Chine à un rang inférieur afin de mieux la contrôler. Donc, il va toujours s’agir de prendre les mesures qui permettront de pratiquer au mieux ce jeu du rapport de force. La Chine a beaucoup progressé dans sa participation à la gouvernance mondiale. Jusque dans les années 1980, la Chine votait « non » à toutes les résolutions qui impliquaient une intervention des Casques bleus. Au début des années 1990, et pour la première fois, elle a voté « oui » à une intervention des Casques bleus au Liban. Aujourd’hui, la Chine et la France – les chiffres que j’ai en tête datent d’il y a quelques années – sont les deux pays qui ont le plus de Casques bleus en opération. Ces faits montrent une évolution extrêmement importante et positive. D’une certaine façon, la Chine croit à la gouvernance mondiale et cela se voit aussi dans les sondages réalisés auprès de la population. En règle générale, les Chinois accordent beaucoup plus de confiance aux Nations unies que les Américains qui leur font, de très loin, le moins confiance.
En même temps, des questions lourdes, qui mettent la Chine dans un rôle de compétiteur et même dans un rôle conflictuel, ont surgi. Cela amène la Chine à penser qu’elle ne sera véritablement en possession de sa propre sécurité militaire que via un accroissement profond de sa sécurité maritime et donc de sa présence maritime sur le globe. Cela passe notamment par le contrôle de ce qu’on appelle les « premières îles », le long de la côte sud jusqu’à Taïwan, voir jusqu’à Okinawa. C’est sur ce sujet qu’a porté l’effort essentiel d’armement de sécurité chinois.
S’agissant de Taïwan, la question est complexe. Les Chinois sont extrêmement inquiets de la victoire de Tsai Ing-Wen, le candidat démocratique progressiste. Il ne faut pas dire indépendantiste parce que Taïwan n’a pas pris une ligne indépendantiste aux élections. Xi Jinping veut reprendre en main la question taïwanaise, mais ne sait peut-être pas trop comment le faire. On verra après le mois de mai. Le vote a eu lieu en janvier, mais l’investiture de la nouvelle présidente taïwanaise n’aura lieu qu’en mai. La Chine attend cette investiture et notamment le discours d’investiture pour décider de l’ampleur des actions à prendre. Les relations avec le KMT sont à regarder dans cette optique. Pour l’instant elles sont très chaleureuses. Cela n’a d’ailleurs aucune importance parce que le KMT est mort à Taïwan, ce qui est d’ailleurs un motif d’inquiétude pour le PCC.
S’agissant à présent des relations entre la Chine et le Vatican, trois problèmes différents sont à distinguer. D’abord, le problème du mode de désignation des évêques, le seul vraiment important pour l’Église catholique. Ensuite, le problème d’une éventuelle reconnaissance par le Vatican de l’État chinois. Les deux questions ne sont pas forcément liées, ou au moins dans un sens. C’est-à-dire qu’on peut s’entendre, et c’est plus ou moins ce qui est en train de se passer, sur un mode de désignation des évêques sans que le Vatican reconnaisse la Chine. Une reconnaissance n’est pas impossible, mais le Vatican n’est pas uni sur ce point. Et la Chine ne met pas non plus une pression insupportable sur le Vatican à ce sujet. Enfin, un troisième problème éventuel est celui de la visite du pape en Chine. Celle-ci est très peu probable. Je ne vois absolument pas pourquoi le président chinois prendrait un tel risque.
Une normalisation des relations entre les deux États est envisageable, sans reconnaissance formelle. Cette normalisation suffirait au Vatican. D’une part, cela est dû en partie à la situation taïwanaise et, d’autre part, au fait que le gouvernement chinois a une conscience forte du soft power du pape François. Se fâcher avec un pape européen est envisageable. Avec un pape tant suivi en Amérique latine et en Afrique, cela affaiblirait durablement le soft power chinois lui-même.
Cette question nous ramène à celle de l’identité. C’est un autre mot clé en Chine. Sur la question religieuse, la politique officielle est fixée depuis 1950 et, sauf au temps de la révolution culturelle, elle n’a pas bougé. Il s’agit de contenir, au sens de containment, la pratique religieuse. On peut pratiquer des rituels, des activités religieuses dans des lieux prédéterminés, mais il ne peut pas y avoir d’apostolat à l’extérieur de ces lieux et, surtout, pas d’intervention étrangère dans le domaine religieux.
Recréer une identité chinoise, ou réaffirmer une identité chinoise, c’est accepter les apports occidentaux sans les lier à une identité chinoise fixée une fois pour toutes. L’identité chinoise est formée par les ancêtres, par le rapport à la terre, par une religion de la patrie. Elle est formée par un rappel continuel des exactions de la période 1840-1940, période fondatrice dans cette mémoire. La légitimité du Parti dans cette histoire recréée est d’avoir rendu son indépendance à la Chine.
La deuxième légitimité du Parti est constituée par la croissance et la prospérité. Si cette croissance et cette prospérité connaissent des phases négatives, cette légitimité en est d’autant affaiblie tandis que celle d’avoir rendu la mère-patrie aux Chinois ne le sera jamais. C’est comme un dogme.
Quel rapport entre le confucianisme et le marxisme ? Le Parti tient plus ou moins le rôle du père. Si vous avez une hiérarchie, le Parti est celui qui ordonne et qui organise la hiérarchie. Le terme de « parti » ne doit pas être pris au sens de nos visions traditionnelles de ce qu’est un parti communiste, mais de l’organe qui va structurer l’identité et le fonctionnement de la société, prise dans son ensemble. Les expressions de la société sont permises par cette figure tutélaire. Les autres vertus confucéennes sont retravaillées de la même façon, y compris la piété filiale. L’État a ainsi menacé d’infliger des amendes aux enfants qui n’iraient pas visiter leurs parents à telle ou telle date. Cela ne s’est pas fait, contrairement à ce qu’on a dit, mais il y a bien un ensemble de positions qui vont dans ce sens-là. Donc respect des hiérarchies, construction d’une moralité fondée sur la famille, absence de corruption, etc. Le garant de cette tenue commune de la société est donc le Parti. Évidemment, des voix s’élèvent, même au sein du Parti, pour dire que la même chose pourrait être imaginée sans le Parti ou avec un parti transformé, cela s’intègre dans le débat.
La position de la femme en Chine est, comparativement, bonne, il est important de le dire. Même dans le milieu éducatif, il y a plus d’étudiantes que d’étudiants aujourd’hui. Cela dit, il reste des rideaux de fer. Pas tellement dans le domaine commercial où l’on compte beaucoup de femmes entrepreneurs et un nombre important de millionnaires ou milliardaires chinoises. En revanche, il n’y a aucune femme au sein du bureau politique et, au cours des vingt dernières années, de tête je n’en recense qu’une. Très curieusement, alors que le Parti se fait le chantre des droits de la femme, l’un des endroits les plus masculins est très certainement son propre niveau supérieur. Il reste donc des barrières de toute nature. En fait, plus la société est pauvre, plus la situation de la femme est comparativement mauvaise, c’est très clair. Pauvreté et discrimination sont associées.
Le problème démographique est moins grave qu’on ne le dit. En Inde, les 18-24 ans représentent 28 % de la population. Ce chiffre est de 22 % en Chine. Évidemment, si on considère les moins de 10 ans, l’écart se creuse encore davantage. La Chine a un problème démographique, elle le sait et c’est pour cela qu’elle « libère » le deuxième enfant, même si ce n’est d’ailleurs pas du tout évident que les couples en ville en désirent un. Seul 11% des couples shanghaiens, après le passage de la loi, disaient vouloir un deuxième enfant. Le désir peut venir, la Chine a encore quinze ans pour renverser la balance. Le problème est grave, mais pas désespéré.
De la salle. – Quelle lecture les Chinois font-ils des Coréens ?
De la salle. – Que pensez-vous de la construction du tunnel pour relier Taïwan ?
Hugues Helffer, président de Harcos investissements. – Comment sont perçus les Français en Chine et notamment les entreprises françaises ?
De la salle. – On a beaucoup parlé de Confucius, citons également Lao Tseu : « Là où est la volonté, là est la voie. » Ne pensez-vous pas que cette philosophie marque plus, aujourd’hui, le pouvoir que le confucianisme ?
Benoît Vermander. – Lao Tseu a aussi dit : « Je vais vous montrer la voie, mais, pour vous montrer la voie, je dois d’abord vous couper la tête ! » Je plaisante : c’est ce que dit Didi dans Le Lotus bleu. Mais cela prouve qu’on a fait dire beaucoup de choses à Lao Tseu.
Concernant la Corée du Nord, personne n’est plus embêté par ce pays que le leadership chinois. Ils en ont assez. Jusqu’à présent, ils ont usé d’assez peu de pression, mais cela devrait changer. Qu’est-ce qui les retient ? Quand ils sont intervenus en Corée, le grand argument était : « Protéger ses voisins, c’est se protéger soi-même » ; c’est-à-dire que tout affaiblissement de la Corée du Nord serait comme avoir le feu à côté de chez soi. Donc ça, ils ne peuvent pas l’envisager et c’est même une question de légitimité pour le régime, malgré ce que peut en dire le Chinois ordinaire. Le pouvoir chinois est ultrasensible sur sa légitimité et une remise en cause fondamentale de la Corée serait une remise en cause de son histoire et surtout une victoire qu’il est intolérable d’offrir aux Américains. Que font les Chinois ? Ils essaient de se débrouiller ; cela se traduira par une pression beaucoup plus importante exercée sur le pseudo-allié coréen.
S’agissant de la réalité de la croissance économique, on a toujours pensé que le chiffre de croissance chinois était largement surestimé en se fondant, par exemple, sur les taux de consommation d’électricité. Ce n’est pas tout à fait vrai parce qu’une grande partie de la croissance chinoise est tout de même fondée sur un transfert de capacités économiques. Les chiffres ont été fabriqués, mais la croissance chinoise a été réelle. Les villes chinoises ont été transformées totalement. Même les paysans les plus pauvres ont connu une élévation du niveau de vie de 2 à 3 % par an sur vingt-cinq ans. Les urbains les plus riches ont connu une croissance de leur niveau de vie de 10 à 15 % par an et la moyenne de la population chinoise a connu une élévation de 4 à 5 % par an, sur trente ans. C’est la croissance la plus forte enregistrée dans l’histoire pour la population la plus grande possible.
Le niveau d’endettement de l’État chinois à proprement dit est très faible, enfin comparativement faible. Mais les collectivités locales ou un certain nombre de collectivités locales sont surendettées et les entreprises d’État le sont aussi. Le gouvernement chinois va prendre en charge une partie de ces dettes et donc accroître notablement son niveau propre d’endettement. Il est très élevé, mais on a vu pire, d’où l’importance du jeu sur le niveau de la devise. L’objectif est d’assurer un taux de croissance qui reste entre 5 et 7 % pour faire en sorte que tout se passe bien. Cela semble faisable. La plupart des économistes sont relativement optimistes, mais pointent des écueils. Un seuil à ne pas dépasser, et qui soudain le serait, pourrait avoir des effets en chaîne. La bourse n’est pas si importante, mais l’effet sur la confiance des Chinois est beaucoup plus fort que les effets sur l’économie réelle. Il pourrait arriver que l’affaiblissement de l’économie provoque un déficit de confiance politique.
La tradition taoïste est extrêmement prégnante en Chine. Elle n’influence absolument pas quelqu’un comme Xi Jinping qui est véritablement un volontariste. La philosophie taoïste est une philosophie d’adaptation au naturel. Je vais vous en donner deux exemples. Il y a une phrase célèbre de Deng Xiaoping qui dit « on traverse un gué en tâtant les pierres de la rivière l’une après l’autre ». Vaclav Havel, lui, a dit : « On ne traverse l’abîme que d’un seul bond. » Les deux phrases, qui ont été heureusement rapprochées par André Chieng, sont vraies, mais tout dépend de la manière dont vous vous représentez une transition à franchir : est-ce un abîme ou est-ce un fleuve où, heureusement, existent quelques pierres. Les métaphores sont très parlantes. C’est beaucoup plus important que le concept. Deng Xiaoping les utilisait souvent. Or, une phrase extrêmement intéressante chez Lao Tseu dit : « Les sages se comportaient comme ceux qui franchissent un lac en hiver. » On comprend qu’il parle de ce moment de l’hiver qui précède juste le printemps. Si vous essayez de franchir un lac au printemps, c’est très dangereux ; vous allez prendre toutes vos précautions ou bien vous ne le ferez pas. Quand la fin de l’hiver approche, c’est le moment où la glace peut craquer ; on avancera sans faire confiance à la glace, en petits pas pressés et en se faisant le plus léger possible.
On dira du coup la même chose du gouvernant, de celui qui se gouverne lui-même (l’homme ordinaire) et de la succession des phénomènes naturels. Le cosmologique, le politique et le psychologique sont englobés. Beaucoup de ressources culturelles chinoises ont été piétinées à différents moments de l’histoire, et le sont toujours d’une certaine façon. C’est vrai que les trente-cinq dernières années se sont traduites par une diversification de la société chinoise et une récupération de ses ressources culturelles. Cette politique culturelle se pose en remplacement de la vulgate confucianiste, qui n’est d’ailleurs pas de Confucius qui était beaucoup plus prudent que ça, mais qui est ce que les pouvoirs en ont fait. Donc nous avons à continuer d’apprendre de la culture chinoise. J’ai succédé au père Ragin quand j’ai pris la tête de l’institut Matteo Ricci, c’était un grand spécialiste des traditions religieuses et spirituelles chinoises. Il avait cette formule très belle : « Il faut faire entrer les ressources chinoises dans l’ordinateur spirituel de l’humanité. » Oui, des ressources spirituelles naissent quand l’humanité travaille ensemble.
Pour l’image de la France, il n’y a pas trop de souci à se faire ; elle est globalement positive, mais tout dépend des secteurs. Les domaines du luxe, du romantisme, des arts et de la culture, de l’alimentaire et de la gastronomie jouissent d’une image extraordinaire, mais l’image de sérieux est associée aux Allemands. Le meilleur effort que la France puisse produire se situe dans le domaine de la recherche-développement. D’autant que les mathématiques françaises et un certain nombre de secteurs scientifiques et technologiques de pointe sont associés à une excellence française. La science et l’art sont, en fait, très proches, on le sait.
Les Chinois ont envie de venir en France et ils y viennent. Toutefois, c’est une destination touristique qui peut être évincée par d’autres destinations. Nous devons encore améliorer nos infrastructures, notamment aéroportuaires pour faire face à la concurrence.
On décrit souvent les Chinois comme des matérialistes. Ma recherche porte sur le sacré à Shanghai. Or, cette ville, l’une des plus riches, et prétendument l’une des plus matérialistes du monde, est un hub spirituel d’une intensité invraisemblable. A peu près toute personne que je rencontre pratique une spiritualité ou une autre.
Aux Chinois, on doit donc aussi présenter une culture, et même, une spiritualité. Il faut savoir non seulement leur vendre quelque chose, mais aussi et surtout offrir et s’offrir, dans le meilleur sens du terme. Il me semble que c’est l’attitude juste.