Petit-déjeuner débat « La mer, avenir de la terre. Quelle stratégie ? »
Présentation et programme
A l'occasion de la sortie du n° 58 « Océan, richesse de l'humanité », France Forum organise un petit-déjeuner débat, « La mer, avenir de la terre. Quelle stratégie ? », autour de personnalités :
Yves Auffret
administrateur civil hors classe au ministère de l'Économie et des Finances, ancien coordonnateur de la politique maritime intégrée de l'Union européenne
Julian Barbière
chef de la section de la politique marine et de la coordination régionale à la Commission océanographique intergouvernementale de l'UNESCO ;
Alain Coldefy
directeur de la Revue Défense nationale, vice-président de l'Académie de marine ;
Emmanuel-Marie Peton
chargé de mission au Cluster maritime français.
Maina Sage
députée de Polynésie française
Le débat sera animé par Virginie Tassin, expert en droit de la mer, et Jean Guellec, vice-président de Téthys.
Le prix inclut le petit-déjeuner et un exemplaire du n° 58 de la revue, « Océan, richesse de l'humanité ».
Jeudi 2 juillet 2015, 8 h 30 (accueil à partir de 8 heures)
Au Saint-Germain 62, rue du Bac - 75007 Paris
Journalistes : se rapprocher de la rédaction contact@franceforum.fr / 01 80 96 45 42
Compte-rendu
Jean Guellec, vice-président de Téthys. – Vous êtes accueillis par la revue France Forum dont l’objectif est notamment de contribuer à des débats de société de qualité dans notre pays.
Nous avons décidé, il y a quelques mois, de réfléchir sur le sujet de la mer, parce qu’il s’agit d’une question fondamentale pour la France en termes de perspectives stratégiques, mais aussi d’emploi.
Virginie Tassin, expert en droit de la mer. – Pour introduire le débat de ce matin, je souhaiterais commencer par une citation révélatrice de ces enjeux : « La mer est devenue le chemin du monde. »
La France a énormément de chance : elle a près de 11 millions de km2 de superficie maritime et se hisse ainsi à la deuxième place du monde après les États-Unis, mais avant l’Australie. Sa Marine rayonne dans le monde entier malgré le manque de moyens. La France dispose de territoires d’outre-mer répartis dans tous les océans, qui lui offrent des possibilités de rayonnement très importantes, des perspectives géostratégiques et commerciales. Commerciales, car évidemment tous ces espaces maritimes regorgent de ressources : halieutiques, génétiques, minérales, etc. La France bénéficie également de la richesse de l’environnement et de la biodiversité présents sur l’un des plateaux continentaux les plus étendus du monde et a, par conséquent, la possibilité de se montrer exemplaire dans la gestion et la protection de ce territoire.
Toutefois, l’absence évidente de politique maritime en France est une difficulté. Notre pays n’a jamais été tourné vers la mer, ce qui est problématique pour gérer et protéger un territoire maritime. La France n’est pas ambitieuse. A cela s’ajoute un problème de connaissance de ce territoire, de son potentiel de développement et de sa diversité. Ceci est également lié aux difficultés de l’Union européenne d’agir et de définir correctement les limites de son territoire, notamment dans le Pacifique. D’autres difficultés existent aussi : un code minier français déplorable qui ne permet pas à l’état de percevoir des contributions pour toute l’exploitation des ressources minérales sur ses fonds marins et une montée en puissance très importante de certains états comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou encore le Canada sur ces sujets maritimes. La France a, par conséquent, une position très particulière. Elle est enviée pour sa position dans le monde, mais également montrée du doigt pour son inaction.
Dans le numéro de France Forum, « Océan, richesse de l’humanité », nous avons essayé de mettre en évidence tous les potentiels que peut avoir la mer, du rayonnement d’état aux perspectives commerciales. Le fil directeur de toutes les contributions a été la tension subtile, mais constante, entre l’environnement et le développement économique.
Maina Sage, députée de Polynésie française. – La moitié de la surface maritime française est en Polynésie. La France possède une zone économique exclusive (ZEE) de 11 millions de km2 dont 5 millions se situent en Polynésie française. Cette force que représente la Polynésie dans les atouts de l’outre-mer est très peu reconnue. Elle est utile pour hisser la France au deuxième rang mondial des territoires maritimes, mais lorsqu’il faut gérer la surveillance et la sécurité de cette zone, c’est plus difficile. La France est présente sur les questions de défense et de sécurité, mais sur les aspects quotidiens de surveillance maritime et douanière, il existe un déficit de présence. Aujourd’hui, une trentaine de patrouilleurs des douanes se situent dans la moitié de l’espace maritime français, c’est-à-dire en dehors de la Polynésie où il n’y en a plus depuis un an. C’est un point sur lequel j’essaie de sensibiliser, ici, à Paris, un maximum d’interlocuteurs, car bien que situés à 20 000 kilomètres de Paris nous sommes, nous aussi, français. A ce titre, nous avons le droit de voir nos lieux sécurisés comme le sont ceux de métropole.
Le sujet d’aujourd’hui, c’est « la mer, avenir de la terre ». Certes, ce n’est pas forcément dans les réflexes et les traditions français d’être autant tourné vers la mer comme le sont d’autres pays ou territoires. Il faut que la France rattrape ce retard et réfléchisse à la manière de le faire. Il existe un manque d’ambition, de stratégie, de vision à long terme de la politique maritime française. Dans l’hexagone, nous avons beaucoup été tournés vers l’intérieur des terres avec une vision très européenne et continentale de la France.
Or, il ne faut pas oublier, pour citer mon collègue député Philippe Folliot, que notre pays est international et maritime et ce, grâce à l’ensemble de ses territoires ultramarins. La France possède une dizaine de territoires d’outre-mer et la Polynésie représente la moitié de sa ZEE. Si l’on ajoute, dans le bassin pacifique, la Calédonie et Wallis et Futuna, cela représente les deux tiers de la surface maritime française. À cela s’ajoutent les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) qui comptent pour près de 20 %. Le reste est disséminé autour d’îles de l’océan Indien avec Mayotte et La Réunion et de l’océan Atlantique avec la Guyane, les Antilles et, bien sûr, Saint-Pierre-et-Miquelon.
En Polynésie, l’océan n’est pas l’avenir. L’océan est notre passé, notre présent et notre avenir. En Polynésie, l’océan fait partie de la terre. Ce sont nos traditions. Par exemple, en termes de propriété, les Polynésiens étaient propriétaires du sommet de la crête jusqu’à la barrière récifale et l’espace lagunaire était intégré au patrimoine. Des principes de gestion durable étaient déjà présents dans nos traditions. Par exemple, le rahui, sorte de plan de gestion des espaces naturels ancestral. Nous réservions des espaces où la pêche était interdite afin de permettre la reproduction des espèces. Les lagons étaient séparés en plusieurs zones ouvertes ou fermées à la pêche en fonction des périodes de l’année. C’est pourquoi, nous sommes très sensibles à ces questions de gestion des espaces maritimes. Nos traditions se sont perdues avec un mode de vie qui s’est urbanisé et occidentalisé et nous avons abandonné une partie de nos racines, notamment dans le domaine de la médecine traditionnelle. C’est aussi le cas dans le celui de la construction. Nous avions des normes d’aménagement. Nous n’aménagions pas de maison au bord des littoraux. Nos ancêtres étaient certainement plus connectés que nous le sommes à la nature. Aujourd’hui, on constate que, plus nous sommes en zone urbaine, moins nous sommes au fait, moins nous sommes connectés et sensibles à ce qui se passe dans notre environnement.
Pour les Polynésiens, concilier développement et environnement n’est pas un objectif, c’est salutaire. Il faut s’orienter, désormais, vers du développement durable, ce que nous n’avons pas toujours su très faire bien. Désormais, nous sommes très engagés dans cette démarche avec une révision du code de l’aménagement, avec des moyens incitatifs, dont des moyens fiscaux, pour réduire nos pollutions et s’équiper de « transports soft », avec le développement des énergies renouvelables. Nous faisons appelle à l’énergie solaire depuis bien longtemps et produisons 30 % de notre électricité à partir de l’hydroélectricité, etc. C’est un sujet majeur et, que l’on soit sur terre ou en mer, la réflexion est la même. Plusieurs zones sont en cours de classement en aires maritimes protégées (AMP) et les îles Marquises le sont en super-AMP, ou grande AMP.
Voilà un rapide aperçu du positionnement de la Polynésie et de son regard sur ce sujet fondamental qu’est la stratégie de la France en matière de politique maritime en répétant que, lorsque la France parle de politique maritime, elle parle essentiellement de la Polynésie française. On espère donc être plus impliqués dans ces stratégies, plus consultés, ce qui n’est, aujourd’hui, pas le cas. Notre grand défi est de compter dans ces débats.
Julian Barbière, chef de la section de la politique marine et de la coordination régionale à la Commission océanographique intergouvernementale de l’Unesco. – Avant de parler de gestion, je souhaite remettre l’océan, en tant qu’écosystème, dans une vision plus globale. L’océan est un élément essentiel de l’écosystème planétaire. L’océan nous rend beaucoup de services : il est source d’une grande partie de l’oxygène (50% de l’oxygène vient du plancton, beaucoup plus que de la forêt), il est un régulateur thermique (il absorbe la chaleur de l’atmosphère et la redistribue à travers un système de « tapis roulant » qui permet une régulation globale de la température), il absorbe le carbone (30 % des émissions de CO2 sont absorbées par l’océan, ce qui est très important en cette période où l’on parle beaucoup de la question du changement climatique, mais engendre d’autres problèmes tels que l’acidification), il protège, par ses systèmes côtiers et littoraux, contre les phénomènes climatiques (on estime que les systèmes de mangroves et de récifs coralliens protègent environ 150 000 kilomètres de bande de littoral dans une centaine de pays). Ce sont ce qu’on appelle les services de régulation et l’on commence à mieux les connaître et à mieux les quantifier grâce à la recherche scientifique.
Évidemment, il y a aussi les services liés à l’extraction des ressources marines, que l’on appelle les services de provisionnement. Par exemple, ce sont les ressources halieutiques (la pêche ou l’aquaculture nourrissent une grande partie de la population mondiale, avec environ 4 milliards d’humains qui tirent leurs protéines journalières des produits de la pêche ou de l’aquaculture), ce sont les ressources extraites du fond des océans (hydrocarbures ou minerais rares) et ce sont, de plus en plus, les ressources génétiques qui sont une nouvelle application nécessitant des méthodes et des technologies utilisées dans le domaine pharmaceutique, par exemple, et qui présentent un énorme potentiel.
Il est important de prendre en compte le poids économique et social de ces activités qui fournissent de nombreux emplois. On estime à 180 millions le nombre de personnes qui travaillent dans le secteur de la pêche. Les aspects culturels doivent être aussi pris en compte : 50 % des touristes internationaux se rendent dans des zones littorales et, pour certains petits états insulaires, cela représente une manne économique très importante. On estime que ce tourisme côtier représente 25 % du PNB de certains pays.
Avant de parler des questions de gestion, il est important de prendre en compte ces différents concepts de service. Quand on parle de gestion et de gouvernance des océans, on parle principalement de la gestion de l’activité humaine dans l’environnement marin, plutôt que de la gestion du milieu marin lui-même, ce qui est impossible à faire car l’influence globale et locale ne nous permet pas de contrôler tous les paramètres.
Depuis une dizaine d’années, une nouvelle approche de gestion plus intégrée émerge. Elle prend en compte la nécessité et l’importance de préserver les écosystèmes et les services écosystémiques tout en permettant un développement économique et durable. C’est ce que l’on appelle la planification spatiale marine. Ce concept est dérivé de ce qui se fait déjà dans la partie terrestre de l’aménagement du territoire, appliqué au domaine maritime et prenant en compte les contraintes du milieu, son aspect fluide et multidimensionnel.
Par le passé, l’approche de la gestion des océans était beaucoup plus sectorielle (la pêche, les transports, etc.) sans avoir une interaction et une vision d’ensemble. La nouvelle approche intègre les différents enjeux : environnementaux, économiques et culturels. Elle permet aussi une meilleure coordination de l’action des autorités publiques et des acteurs du secteur tout en garantissant une meilleure utilisation de l’espace marin et de son exploitation économique. À travers cette nouvelle approche de gestion, l’idée est aussi de réduire les conflits entre les utilisateurs, de concilier la pêche, l’extraction des minerais, les objectifs de conservation.
L’Unesco a travaillé sur la conceptualisation de cette nouvelle approche et essaie de mettre en avant les aspects intégrés, et non plus multi-objectifs, et d’avoir une stratégie à long terme de dix ou quinze ans. Il s’agit aussi de savoir s’adapter pour prendre en compte les évolutions du milieu et avoir des systèmes de suivi et de monitoring. L’approche doit aussi être participative et faire en sorte que les parties prenantes soient impliquées dans les processus de décision et de définition des objectifs.
Pour le moment, cette approche est principalement mise en œuvre dans les zones économiques exclusives des pays, qui ne représentent que 40 % de la surface des océans. Toutefois, à ce jour, environ une quarantaine de pays mettent en œuvre ce type d’approche. En Europe, ce sont surtout les pays du Nord, l’Allemagne, la Norvège, la Belgique, qui ont déjà développé, depuis une décennie, ce genre de mécanisme. Il existe aussi une directive européenne adoptée, l’année dernière, sur ce thème-là. On estime que, d’ici à une dizaine d’années, entre cinquante et soixante pays entreront dans ce processus de planification. Cela devient donc important et permet aux états de prendre en compte les objectifs de ce l’on appelle l’économie bleue tout en considérant les capacités des écosystèmes à soutenir ces activités.
Cette planification doit être articulée avec ce qui se passe sur terre. L’influence de la terre sur les espaces maritimes est très importante. On parle de systèmes connectés et c’est pourquoi il est nécessaire d’avoir des programmes de gestion cohérents. Il est aussi nécessaire de développer des approches régionales pour des pays riverains qui peuvent être en conflit. On commence, par exemple, à penser la manière de mettre en place un processus de gestion d’un bassin océanique. Une expérience de ce type est menée en mer Baltique.
Et puis, il y a toute la question de la haute mer qui représente presque 60 % de la surface des océans. Une négociation s’est ouverte depuis une dizaine d’années au sein de l’Assemblée générale des Nations unies pour mettre en place un mécanisme qui permettrait de protéger la biodiversité marine, entre autres par la mise en place d’aires marines protégées en haute mer. Ceci nécessite d’avoir une coordination entre tous les secteurs des activités humaines en haute mer et c’est tout l’enjeu des prochaines années.
Yves Auffret, administrateur civil hors classe au ministère de l’Économie et des Finances, ancien coordonnateur de la politique maritime intégrée (PMI) de l’Union européenne au sein du cabinet de Maria Damanak, commissaire européenne chargée des affaires maritimes et de la pêche. – En 2007, une grande ambition est née et de grands espoirs ont été créés par le président de la Commission européenne de l’époque, José Manuel Barroso, qui voulait doter l’Union européenne d’une politique maritime intégrée. Son objectif était assez simple : les potentiels maritimes en Europe étant très élevés et plusieurs secteurs maritimes européens étant des leaders mondiaux, l’idée était de tirer le meilleur parti des atouts maritimes de l’Union européenne en reliant les politiques publiques européennes qui traitent de la mer et en promouvant de nouvelles actions de l’Union européenne dans le domaine maritime. Il s’agissait de stopper la vision sectorielle, la vision en silo, de la mer et des activités maritimes qui avait trop longtemps desservi nos intérêts.
La réalité de l’économie maritime en Europe, aujourd’hui, c’est 5 millions d’emplois directs, 500 milliards d’euros de valeur ajoutée et 70 000 kilomètres de côtes. Les projections effectuées par la Commission européenne montrent qu’en 2020 ce seront 7 millions d’emplois directs et 600 milliards d’euros de valeur ajoutée. Nous sommes actuellement leader mondial dans les transports maritimes, dans les services maritimes, dans les ports. Dans les domaines de l’aquaculture, des énergies, des biotechnologies, l’Europe pousse énormément de projets et a aussi beaucoup de potentiel.
En termes de surface maritime, les ZEE des états membres de l’Union européenne représentent 25 millions de km2. Si l’on prend en compte de manière très globale l’Europe maritime, c’est la première. Bien sûr, ce n’est pas l’Union européenne qui possède tout cela, mais les états membres qui ont chacun leurs eaux avec des territoires à statuts différents.
Maina Sage a très bien souligné l’importance de la Polynésie à laquelle la France et l’Europe doivent beaucoup lorsqu’on aborde la taille des espaces maritimes sous juridiction des États membres de l’Union européenne. Le Portugal doit aussi être cité dans la mesure où sa surface maritime est bien plus importante que la surface de son territoire.
Pour toutes ces raisons, la volonté de José Manuel Barroso de pousser les questions maritimes au niveau européen était légitime.
L’Europe est une puissance commerciale. Or, le commerce, aujourd’hui, c’est la mer, c’est le transport maritime. Donc l’intérêt pour l’Europe, c’était de réfléchir à son rôle mondial en matière géostratégique et à l’intérêt économique qu’il y avait, pour elle, à réfléchir d’un point de vue stratégique à la mer. Dans les enjeux géostratégiques, on peut évoquer l’importance de l’Arctique, un océan qui devient pour l’Europe et pour le monde de plus en plus important avec des enjeux de voisinage et de conflit, à la fois d’usage et d’intérêt, entre le Canada, la Russie, la Norvège, le Danemark et l’Union européenne dans son ensemble. Sur le plan institutionnel, la mer est aussi un sujet pour l’Union européenne. Le rôle des États est prédominant, mais c’est la Commission qui a été la première à l’initiative sur la politique maritime de l’UE. Le Parlement joue aussi son rôle, mais peine à s’organiser malgré la constitution d’un groupe informel sur la mer et les rivières. C’est aussi un enjeu de cohérence des politiques publiques, puisqu’il s’agissait d’éviter les effets négatifs d’une trop grande sectorisation des questions maritimes par les politiques publiques qui, certes, les traitaient, mais pas de manière coordonnée et cohérente.
Voilà quel était l’objectif de 2007 et, pendant plusieurs années, un grand mouvement d’intérêt porté par les citoyens, les secteurs de l’économie maritime, les ONG, les acteurs publics régionaux et certains États membres et soutenu par la Commission européenne a permis de jeter les bases d’une politique maritime européenne. Il y a eu une quinzaine de communications de la Commission (sur la croissance bleue, sur la connaissance maritime, sur l’énergie marine, sur l’Arctique, sur la stratégie de sûreté maritime de l’UE, sur les stratégies de bassins maritimes, etc.) et des textes réglementaires, l’un financier pour commencer à doter la politique maritime des moyens de son développement, l’autre sur la planification spatiale maritime, très important dans sa portée juridique et dans ses conséquences sur la gouvernance des bassins maritimes européens. La planification spatiale maritime sert à concilier les enjeux environnementaux, nécessaires car il faut préserver le capital maritime, et le développement économique afin que les deux ensembles puissent fonctionner sans qu’il y ait de conflit idéologique stérile entre l’environnement, d’un côté, et le développement, de l’autre.
Depuis quelque temps, cette belle ambition semble ternie. La nouvelle Commission européenne a bien d’autres sujets, urgents et gravissimes, à régler. Toutefois, sur les questions maritimes, on ne peut pas dire que l’ambition soit, malgré tout, la même. Au moment de son investiture par le Parlement européen, Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission, n’a pas mentionné une seule fois la mer et ses enjeux dans le programme qu’il présentait aux députés européens. Le nouveau commissaire chargé des affaires maritimes est chargé aussi de l’environnement, ce qui est une bonne chose, mais il est aussi chargé de la pêche. Cela fait beaucoup de sujets, certes reliés les uns aux autres, mais souvent conflictuels. Des discours très positifs ont été prononcés par le nouveau commissaire Karmenu Vella qui fait assaut de bonne volonté et affiche de bonnes intentions. Mais il manque des calendriers, des moyens financiers clairement disponibles et, surtout, une impulsion politique forte et continue. Il manque aussi une gouvernance maritime de l’Union européenne plus efficace, reposant sur une véritable base légale. La construction européenne, c’est d’abord le droit. Or, la base légale de la politique maritime de l’UE est très diffuse dans les traités. Beaucoup d’articles parlent de la mer, de politiques qui peuvent avoir un impact sur la mer, mais il n’existe pas un seul article qui pourrait légitimement et juridiquement fonder l’action de l’Union européenne sur la mer, comme, par exemple, pour la politique ultra-marine.
Ensuite, on relève un manque de coordination évident. Malgré de bonnes intentions, malgré une volonté et les espoirs suscités, il n’existe pas encore de coordination des questions maritimes à Bruxelles. En France, nous connaissons aussi ce problème, même si notre modèle, celui du secrétariat général à la Mer, est assez unique en Europe et qu’il a souvent été cité en exemple par la Commission européenne. C’est aussi un problème sur le plan international. Beaucoup d’agences de l’Onu interviennent sur les questions maritimes (OMI, FAO, PNUE, division des affaires maritimes et du droit de la mer, Unesco-COI, etc.) et une meilleure coordination serait, là aussi, nécessaire.
Devant ce que je qualifierai de « reflux de l’ambition maritime de l’Union européenne », quelles pourraient être les actions à entreprendre ou à soutenir pour faire repartir le beau projet de la politique maritime intégrée de l’UE ?
Tout d’abord, il faudrait que la communauté maritime européenne existe en tant que telle. Aujourd’hui, les secteurs maritimes européens sont bien identifiés, des lobbies, des groupes d’intérêts sont représentés et travaillent à Bruxelles, mais il n’y a toujours pas de véritable communauté maritime européenne qui parle en son intérêt propre. Or, une telle communauté économique devrait être partenaire des institutions européennes et en premier lieu de la Commission, pour soutenir la vision ambitieuse de la mer qui avait été lancée en 2007 par le Livre bleu sur la politique maritime intégrée et enrichie jusqu’en 2014 par de nombreuses initiatives de la Commission. Le réseau des clusters maritimes européens pourrait tenir ce rôle. Il faut espérer qu’il prenne rapidement des initiatives en ce sens.
Il y a ensuite le rôle et l’action des États et, singulièrement, de la France qui souffre d’un manque évident de stratégie maritime. Et cette absence française crée, aujourd’hui, un grand vide à Bruxelles puisque c’est la France qui, dès l’origine, avec le Portugal et l’Espagne, a résolument soutenu le projet de la politique maritime européenne porté par la Commission. C’est grâce à ces trois pays que les choses ont été rendues possibles et la France était le moteur de ce groupe d’États. Aujourd’hui, malheureusement, cette volonté et cette impulsion sont presque absentes. Notre pays est en retrait et c’est dommage car il pourrait, en reprenant son leadership sur la politique maritime européenne, valoriser ses atouts et défendre ses intérêts. Aujourd’hui, alors que la Commission européenne semble amener les voiles et faire une pause dans le développement de la PMI, il faut que la France reprenne sa place en contribuant, d’abord pour elle-même et aussi pour l’Europe, à la remise en marche d’une stratégie maritime engagée, visionnaire et articulée. L’Europe de la mer doit redevenir un espoir et une réalité avec des potentiels extraordinaires pour notre continent et son rôle dans le monde.
Emmanuel-Marie Peton, chargé de mission au Cluster maritime français (CMF). – Depuis une dizaine d’années, les professionnels du maritime cherchent à casser, au sein du Cluster maritime français (CMF), une approche jusqu’alors trop cloisonnée du monde maritime. Le CMF n’est pas né de lui-même, mais de la volonté de professionnels, dont des entreprises leaders dans des grands secteurs du maritime, de gagner en visibilité et de travailler ensemble. Aujourd’hui, le CMF compte près de 390 membres qui réfléchissent ensemble et agissent autour de deux questions : « Que faisons-nous en mer ? Qu’allons-nous faire de la mer ? » Posséder la deuxième ZEE du monde – grâce à nos outre-mer –, gagner plus d’un million de km2 grâce au projet Extraplac pour l’exploitation de ressources marines, cela ne suffit pas. Il faut vraiment fédérer les efforts, pousser l’innovation et développer une vision.
Cette plateforme maritime française a permis de montrer qu’en se rassemblant les acteurs deviennent beaucoup plus visibles. L’un des premiers chantiers du CMF fut d’éditer une brochure, comme une carte d’identité, afin de présenter tous les secteurs qui pèsent quelques centaines de millions d’euros ou plusieurs milliards séparément mais qui, ensemble, représentent 69 milliards d’euros de valeur de production, 310 000 emplois et, demain, beaucoup plus. Il faut savoir que l’économie maritime représente aujourd’hui près de 1 500 milliards de dollars dont 190 milliards pour des activités nouvelles qui n’existaient pas il y a dix ans et qui représenteront demain, en 2020, près de 500 milliards. À partir du moment où l’on pense l’océan comme un ensemble de marchés à connecter, les synergies stimulent le business.
Ce rassemblement et le positionnement des acteurs français sur les marchés ne se font pas que dans l’hexagone, mais bien à partir de nos outre-mer, en Europe et dans le monde. La place maritime française est reconnue pour son excellence, ce que les chiffres de l’exportation de biens et de services démontrent clairement, que ce soit dans la construction navale, l’oil&gas, l’aquaculture ou d’autres secteurs. Cette excellence et ces savoir-faire doivent donc être reconnus, affirmés et défendus. Nous sommes peut-être en crise, mai le secteur maritime ne cesse d’innover et d’aller de l’avant, car en période de crise nous cherchons d’autres modèles, nous mettons en place plus de solutions collaboratives. Ces synergies, et notamment l’essentielle rencontre entre la recherche et l’industrie, favorisent la naissance d’idées et le développement de marchés.
À partir de ces savoir-faire, au sein de la place maritime française, l’un des objectifs est donc de valoriser ce qui est à faire en mer, sous et au-dessus de la mer ainsi que sur les littoraux. C’est une approche intégrée où chaque secteur – qu’il soit maritime ou non – apporte à l’autre des compétences et des expertises complémentaires. On le voit, par exemple, avec les énergies marines renouvelables : les énergéticiens ont besoin de parler aux acteurs de la construction navale qui ont besoin de parler aux armateurs qui savent aller en mer. Un autre exemple est celui de la pêche, secteur traditionnel important en France, et de l’aquaculture qui a un véritable potentiel et doit se développer pour nourrir l’humanité avec la pisciculture et l’algoculture. La valorisation de ces ressources peut créer des filières industrielles avec de nouvelles voies de valorisation pour des marchés demandeurs : nutritions humaine et animale, et les biotechnologies bleues pour le pharmaceutique, la santé, les biomatériaux, etc.
Toutes ces synergies sont porteuses d’un développement économique qui ne servira donc pas uniquement le maritime, mais l’ensemble des secteurs de l’économie ; on peut voir la mer comme un secteur qui se sert pour elle-même, mais c’est faux. Le maritime est à la croisée de la plupart des autres secteurs de l’économie : télécommunications, numérique, aérospatial, pharmaceutique, luxe, BTP, etc. Ainsi de l’agroalimentaire qui a besoin du transport maritime, ou de la fertilisation croisée entre des industries dont les technologies peuvent se servir mutuellement comme avec l’automobile ou l’aéronautique. Les exemples pourraient être multipliés. Tous ensemble, ce sont bien les intérêts de tout un pays et de tout un tissu socioéconomique qu’il faut affirmer et défendre.
Une des voies pour être offensif et aller de l’avant sera bien la communication ; le CMF travaille avec ses membres depuis longtemps sur l’image du secteur auprès des décideurs, notamment dans le cadre des Assises de l’économie de la mer organisée par le marin avec le CMF, en partenariat avec l’Institut français de la mer et Les Echos. Lorsque l’on parle du maritime à la télévision, c’est souvent pour évoquer un accident ou une pollution. Pourtant, on pourrait évoquer les start-up qui se lancent dans le numérique, la robotique, l’océanographie opérationnelle, les leaders français de l’offshore, les projets visionnaires comme les plateformes offshore ou encore le potentiel de nouvelles industries comme le « deep sea mining ».
Et toutes ces activités se font dans un esprit de développement et de durabilité. Le monde maritime n’a, en effet, pas attendu la COP21 pour réfléchir et travailler sur les questions environnementales car il subit, lui aussi, les changements climatiques. Ainsi, la construction navale travaille depuis très longtemps à des systèmes de propulsion pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et à de nombreuses innovations dont pourrait vous parler le Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN) dont un représentant est dans la salle. La réglementation pousse à ce type de mesures, mais les industriels ont anticipé. Ils n’ont pas intérêt à détruire l’environnement et à avoir des coûts plus élevés dans leurs activités. Donc l’innovation répond à un impératif de protection de l’environnement marin et à un besoin d’efficacité et d’efficience économiques. C’est pour cela que le CMF a participé aux travaux préparatoires à la COP21 aux côtés de nombreux autres acteurs du maritime et des fédérations professionnelles (Armateurs de France, GICAN, CNPMEM, etc.). Le Cluster n’a pas vocation à parler à la place des fédérations, mais avec elles. Nous avons beaucoup travaillé avec l’Unesco et la plateforme océan-climat pour mettre l’océan au cœur des débats et des négociations de la COP21. Le rôle de l’océan dans la machine climatique est très important et, dans les textes préparatoires de la COP21, l’océan était absent. Comment se fait-il que, depuis quelques décennies, dans les négociations climatiques, nous ne mettions pas en évidence cet écosystème qui, demain, va nous nourrir et nous soigner, et à proximité duquel des êtres humains vivent ? La plateforme océan-climat a montré que tous les acteurs de l’environnement et de l’économie peuvent travailler ensemble pour mettre l’océan au cœur des négociations et le défendre en produisant des travaux scientifiques et pédagogiques remarquables pour expliquer son rôle.
Toutes ces idées nous amènent à un point et à un besoin : développer une vision politique de la mer, la première étape étant un débat parlementaire sur la mer pour que le secteur maritime puisse apporter à toute l’économie et à la société les promesses qu’il porte.
Alain Coldefy, directeur de la Revue Défense nationale, vice-président de l’Académie de marine. – J’ai la chance d’avoir un parcours militaire dans la Marine, un parcours industriel et, enfin, un parcours de réflexion intellectuelle puisque, actuellement, je dirige la revue Défense nationale, la plus vieille revue de stratégie militaire française.
Ce qui est frappant, je trouve, c’est la difficulté à faire valoir nos arguments marins.
Ainsi, depuis dix ans, la Marine nationale est le premier client défense du plus grand groupe d’aéronautique mondial, Airbus group. Quand l’on dit cela au sein du groupe Airbus, les gens vous regardent bizarrement. Le directeur financier approuve ces chiffres. Mais, ensuite, personne ne prend en compte cette donnée.
Ma mentalité de combattant m’incite à identifier nos adversaires et à penser à la manière de les abattre, en l’occurrence à les faire changer d’avis dans une confrontation qui reste pacifique.
Comment faire appréhender l’idée que la mer est la révolution du xxie siècle ?
Le premier point, c’est celui de la territorialisation. Dès que l’on prononce ce substantif, les oreilles des terriens s’ouvrent. Ça leur parle. On leur explique que le monde tend à une politique d’octroi comme quand il y avait dans nos villes une barrière pour faire payer des taxes. Ce mot induit beaucoup de tensions qui vont aller en s’accroissant et vont porter préjudice à notre liberté, à notre économie et à notre développement (100 % de notre pétrole arrive par la mer).
Il y a une deuxième révolution culturelle pour laquelle il faut faire un peu de maïeutique. Au xxe siècle, on a apporté des réponses à la guerre sur le continent, aux idéologies, à la crise économique et financière. Or, le xxie siècle est un siècle de questions, du terrorisme, de la prolifération, de l’information fulgurante, de la mondialisation, etc., auxquelles les réponses manquent encore.
Dans cette présentation des risques stratégiques du xxie siècle, on voit bien que l’on est dans un domaine où les marins se retrouvent. Pourquoi ? Parce qu’à la mer le combat est probabiliste alors que sur terre il est déterministe. La géographie y impose la montagne, la côte, le saillant, etc. En mer, le combat est, au contraire, probabiliste et cela donne aux marins et aux gens qui ont l’habitude de pratiquer la mer une approche qui est celle-ci : « il faut trouver l’adversaire, le pister et le détruire ». Ce n’est pas du tout ce qui se passe à terre. Ce qui est très amusant, c’est que le Sahel est un petit océan dans lequel nos camarades de l’armée de terre sont en train de découvrir ce qu’est le combat maritime. Cette opposition entre probabilisme et déterminisme est une chose que l’on doit vendre.
On a dit que la France avait des atouts maritimes. Or, dans le combat politique, quand on parle de ZEE, la plupart des stratèges de l’administration, des think tanks, etc., font le constat que, puisque nous avons moins d’argent, il faut abandonner ce trésor. Donc il n’y aura jamais de remontée en puissance sur le maritime et on va continuer d’être pillés par les pêcheurs coréens en Polynésie, entre autres.
La puissance maritime est un ensemble. On connaît les facteurs de la puissance maritime : la géographie, l’économie, les finances, l’industrie, la politique, la longévité et, enfin, la marine militaire qui arrive toujours en dernier et c’est normal parce qu’il faut un socle. La marine militaire n’a pas de terrain à conquérir. La Royal Navy a été faite pour défendre le commerce britannique. C’est pourquoi, il existe des flottes de différentes natures. La flotte française a cette caractéristique, intéressante après les attentats de janvier, d’être à la fois une flotte de guerre et une flotte de police. La Marine nationale consacre depuis toujours environ 30 % de ses heures de mer productives à ce que l’on appelle l’action de l’état en mer et notamment pour l’aéronautique navale. Quand on voit tout le tamtam qu’ont fait nos camarades de l’armée de terre pour déployer 7 000 hommes après les attentats de janvier, c’est le moment de faire valoir que la Marine a toujours fait ça et que, ce qu’elle fait en mer, ça s’appelle « sentinelle ».
Une stratégie maritime réelle et continue est nécessaire. L’accent doit être mis sur trois domaines : l’école, il faut enseigner la mer – je suis très heureux qu’un inspecteur de l’Éducation nationale ait réussi à ce que le CAPES de géographie de cette année porte sur le maritime ; les décideurs politiques : il faut leur faire « manger » de la mer, c’est un petit peu difficile car il faut les sensibiliser et les intéresser à la mer ; les moyens : la Marine nationale étant une marine de guerre et une marine de police, il faut que ses moyens soient augmentés.
Yves Lagane, président du Yacht club de France. – Comment va-t-on maritimiser la COP21 ?
Julian Barbière. – Pour le moment, la COP21 n’a pas vraiment pris en compte les questions liées à l’océan. C’est un mécanisme qui est focalisé principalement sur la réduction des émissions. C’est pourquoi, depuis un peu plus d’un an, nous travaillons avec des partenaires français à travers la plateforme océan-climat qui réunit divers acteurs de la société civile, une communauté de scientifiques (le CNRS, par exemple), mais aussi des institutions internationales. L’idée est vraiment de faire passer un message auprès des politiques sur le rôle de l’océan dans la machine climatique, les impacts qui affectent l’océan, etc. Le 8 juin dernier, a été organisée la journée mondiale de l’océan.
Les négociations sont en cours pour arriver à un accord contraignant et l’on espère que, dans cet accord, une mention du rôle de l’océan sera faite, et pas seulement dans une déclaration. Nous sommes impatients aussi de voir comment cela se passera en termes de suivi et surtout d’outils financiers parce que l’idée est aussi de financer au niveau international les programmes d’adaptation au changement climatique. Les pays en voie de développement vont pouvoir en bénéficier. Un cahier des charges doit être défini et prendre en compte les problématiques de l’océan dans les outils qui suivront la COP21.
Par ailleurs, l’éducation et la sensibilisation du grand public est un point important. C’est une bataille perpétuelle. Nous avons des projets à ce sujet ; en anglais, nous appelons cela l’« ocean literacy ». Cela consiste à construire une formation à l’attention des étudiants et des élèves, mais aussi de la classe politique, à cibler des messages et des actions à destination de différents groupes de la société.
Yves Lagane. – Comment allez-vous mettre cela en œuvre ?
Julian Barbière. – La journée mondiale des océans répondait exactement à cet objectif. On a fait venir un campus étudiant qui a travaillé sur toutes ces questions océan-climat. Cela va se poursuivre jusqu’à la COP21, mais cela nécessite que tout cela soit aussi intégré dans les programmes de l’Education nationale.
Jérôme Bignon, sénateur de la Somme. – La mer est à la fois un problème et une solution. Un problème parce qu’elle s’abîme ; une solution parce que, si on ne la restaure pas, compte tenu du CO2 qu’elle absorbe et de l’oxygène qu’elle émet, il n’y aucune chance pour que les choses s’arrangent. Hier, j’étais en déplacement à Lyon. Il y a été question du thème de « territoire et climat ». Quelques hommes politiques s’y intéressent. Au Sénat, je préside le groupe de travail Négociations climatiques internationales. Nous sommes vingt sénateurs à travailler ensemble et saisir toutes les occasions pour promouvoir cette cause. C’est, par exemple, recevoir les différentes délégations qui viennent visiter la France ou profiter de nos déplacements à l’étranger pour sensibiliser tous les pays du monde sur ces sujets de la COP21. Nous recevons aussi très régulièrement, depuis trois mois, des délégations chinoises. Nous leur disons, à chaque fois, que la Chine doit se positionner. Le Premier ministre chinois est venu à Paris et s’est positionné. C’est un acte majeur. Ainsi, on peut imaginer que, derrière la Chine, de nombreux pays vont le faire. Nous avons aussi reçu récemment le président de la commission de l’environnement du parlement indien. Il nous a dit que l’Inde allait faire une contribution. Toutefois, les pays occidentaux, qui sont riches, doivent également réfléchir à leur responsabilité dans la situation actuelle. Ce n’est donc pas avec de belles paroles que nous allons arranger les choses. Le fonds vert, nous devons le voir physiquement avant le mois de décembre sinon il n’y aura aucun effort de la communauté internationale pour rattraper nos erreurs et essayer d’améliorer la situation.
Pour finir, nous pouvons reprendre la parabole du colibri : alors qu’un incendie ravage la savane, le colibri, au bord du fleuve, voit les rapaces en train de regarder sans bouger. Le colibri, toutes les minutes, prend une goutte d’eau dans le fleuve qu’il va mettre sur les flammes. Les grands rapaces rigolent. Or, si chacun apporte sa petite goutte d’eau, on peut avancer. C’est cet état d’esprit-là qu’il faut avoir dans la COP21. Personne ne détient la solution à lui tout seul. C’est une des particularités de cette nouvelle négociation : la nécessité d’un accord contraignant qui va venir des propositions des 195 pays. Pour la première fois, on est dans une démarche bottom-up. Avant, les états les plus gros et les plus influents décidaient. C’est cela qui a fait échouer Copenhague. Là, chaque état va apporter sa contribution.
Les retours qu’on en a, c’est qu’il est extrêmement difficile de se mettre devant sa copie blanche. Pays pauvres, pays émergents, pays riches vont devoir dire ce qu’ils peuvent apporter, quel effort peuvent faire les peuples pour apporter leur contribution. C’est ce défi qui est en cours. Les solutions vont être étatiques, l’accord va être intergouvernemental et la réalisation va être locale. La chance de la question de la suppression ou de la diminution des émissions, c’est que ce sont les territoires, les villes, les régions, les départements sur l’ensemble de la planète qui vont y répondre. C’est très intéressant de voir des villes et des territoires du monde entier, de jeunes universitaires et de jeunes chefs d’entreprise montrer ce qu’ils font. On a l’impression que quelque chose est en cours et il faut que ceux qui ont la responsabilité poussent cet élan.
Gérard Grignon, président de la délégation à l’outre-mer du Conseil économique, social et environnemental (CESE). – Par quels arguments concilier développement et protection de l’environnement maritime ? Un seul exemple : à l’Assemblée nationale a été adoptée une loi dont l’objet était d’établir des indicateurs complémentaires aux deux indicateurs habituels (PIB et taux de croissance) sur lesquels se faisait l’établissement de la situation économique du pays. Pour se faire, une commission d’une cinquantaine de personnes fut créée à l’initiative de France Stratégie, du CESE et de différents organismes. Par la suite et sur la base de ce travail, le CESE a adopté une résolution pour compléter les deux indicateurs traditionnellement retenus. A de nombreuses reprises, j’ai plaidé pour que l’espace maritime français (le deuxième du monde) soit retenu dans les 10 indicateurs phares devant établir la situation du pays. Je n’ai jamais réussi à convaincre. La mer, les gens ne connaissent pas. En revanche, et je reconnais que c’est aussi important, fut pris en compte comme indicateur complémentaire le taux d’abondance des oiseaux. Indicateur qui, à mon sens, ne paraît pas fondamental quant à l’avenir du pays. Or, l’espace maritime français me paraît devoir faire l’objet d’une priorité nationale.
Si l’on veut que la mer soit un objectif fondamental de la politique française, un élément essentiel du développement de la France, quelle gouvernance faut-il mettre en place ?
Quid de la présence de l’état en mer ? En 2011, le Canada a voté un programme de 35 milliards de dollars pour la construction de vingt-et-un navires miliaires afin de préserver et de surveiller son espace maritime. La France est très loin d’un objectif semblable. Par exemple, dans l’océan Indien, notre pays ne possède quasiment plus qu’une frégate pour assurer la surveillance de ses territoires alors que la région est fondamentale sur le plan géostratégique et en pleine explosion économique (canal du Mozambique).
Comment finaliser aussi le programme Extraplac ? On a évoqué la place occupée par la Polynésie française dans l’espace maritime français, la zone économique exclusive. La Polynésie, c’est 1 million de km2 supplémentaires sur le sol et le sous-sol marins dans le cadre du programme Extraplac. Or, les demandes d’expansion devaient être déposées en mai 2009 et celle de la Polynésie ne l’est toujours pas, faute de moyens financiers attribués notamment à l’Institut français pour l’exploitation de la mer (IFREMER) pour établir le dossier à remettre à la Commission des limites du plateau continental.
Hugues du Plessis d’Argentré, délégué général du GICAN. – Nous disposons d’une des plus grosses, une des plus puissantes, une des plus efficaces marines du monde. Arrêtons de nous plaindre. Il faut relativiser les choses. La Marine nationale est une belle marine, une marine exceptionnelle compte tenu de la taille de notre pays. Je suis, cependant, d’accord pour affirmer que plus c’est mieux !
Vous avez fait allusion au fait que nous n’avons pas d’organisation européenne très efficace. Je rentre d’Istanbul où j’ai participé à l’assemblée générale de SEA Europe. C’est l’organisation européenne des constructeurs de navires et des équipementiers. C’est une organisation puissante avec des patrons forts, qui cherche ce que les Français ont trouvé à travers le Cluster maritime français : une dimension transverse. Les constructeurs européens en ont le souhait. Alors quid du cluster maritime européen ?
Alain Coldefy. – En France, dans la problématique développement/environnement, il y a deux actions en tenaille : l’action par le haut avec, par exemple, la COP21, et l’action par le bas. Il faut faire comprendre que, si l’on a les moyens de protéger de manière exemplaire nos zones, les pollueurs iront ailleurs. Rappelez-vous 1978 et l’Amoco Cadiz. Les côtes bretonnes étaient envahies par le mazout. Des bateaux de guerre ont été positionnés au large de Ouessant pendant un certain temps et, maintenant, le trafic est régulé. Tant que nous ne serons pas exemplaires et que les gens ne sauront pas que, dans les zones sous autorité française, la police est là pour dresser un PV, on n’arrivera pas à donner une impulsion et à motiver les Chinois, les Indiens de faire plus pour l’environnement, etc. La discussion, c’est bien, mais il faut que les effractions aient un impact pénal et financier.
Yves Auffret. – Je suis ravi d’entendre que des secteurs économiques européens souhaitent plus d’Europe et plus d’actions pour promouvoir une vision politique de l’Europe de la mer. En effet, il manque une plateforme qui pourrait connecter l’ensemble des secteurs maritimes européens, comme le CMF a réussi à le faire en France. Il existe le réseau des clusters maritimes européens qui est une première étape, il faut aller plus loin. La Commission européenne a vraiment besoin d’avoir face à elle cette réalité économique qui lui parle, qui lui propose des solutions, qui lui indique la voie à suivre, sinon il n’y a pas de débat constructif, de politique articulée ni de politique légitime. La communauté européenne dans toutes ses composantes, y compris les ONG, les élus locaux, doit constituer une plateforme pour parler aux institutions et aux états membres. On ne peut pas avancer sur l’Europe de la mer sans les états. L’Europe de la mer, ce n’est pas juste la Commission et les textes réglementaires, c’est aussi le rôle des états avec leur souveraineté en mer et leurs capacités, notamment militaires.
La gouvernance n’est pas juste une question d’incarnation. C’est important d’incarner la mer, et peut-être, mais ce n’est sans doute pas une garantie d’efficacité supplémentaire, d’avoir un ministre de la Mer. Toutefois, ce qui l’est encore plus, c’est de savoir s’il y a un mécanisme qui permet d’arbitrer sur les questions maritimes, de les porter au meilleur niveau d’arbitrage pour trouver les bonnes solutions et pousser une politique maritime véritable. C’est ce mécanisme-là qui est à perfectionner en France.
A Bruxelles, il y avait avant 2007 une vision de la mer intégrée qui était celle de l’environnement marin. Beaucoup de travaux ont été effectués sur la qualité de l’eau de mer avec la directive cadre sur l’eau, mais aussi avec la stratégie de la protection du milieu marin, vision très intégrée des questions maritimes, mais sous l’angle environnemental. C’était bien, mais insuffisant. En 2007, la Commission a voulu rééquilibrer cela en ayant une vision plus large des questions maritimes en intégrant les aspects sociaux et économiques. Comment ? D’abord en frappant les esprits et en disant ce qu’était la mer, ce que pesait la mer d’un point de vue économique. Si nous n’avions pas eu connaissance de ces chiffres, nous n’aurions pas pu progresser dans les travaux qui ont été effectués. En France, c’est le secteur privé qui l’a fait. C’est un travail de long terme et d’acquisition de connaissances. A partir de là, on peut équilibrer entre développement et environnement.
Emmanuel-Marie Peton. – L’Europe est un mouvement puissant. Je souhaiterais donc revenir sur deux points au sujet du Cluster maritime français et du Réseau européen des clusters maritimes (European Network of Maritime Clusters, ENMC).
Tout d’abord, à côté de la Commission, aussi bien la direction générale des affaires maritimes et de la pêche (DG MARE) que les autres directions générales concernées par des questions maritimes, c’est la place et le rôle du Parlement européen. Un gros travail y est effectué pour prendre de plus en plus en compte l’économie maritime dans les débats parlementaires et dans la politique européenne. C’est le rôle de l’intergroupe parlementaire (différent d’une commission parlementaire) « Mers, rivières, îles et zones côtières » qui a été de nouveau créé et compte plus de quatre-vingts eurodéputés. Le CMF et l’ENMC continuent à travailler pour renforcer les relations entre les acteurs privés et cet intergroupe parlementaire.
Il existe de véritables raisons d’être optimiste sur le rassemblement des acteurs industriels européens, comme ce fut le cas dans la construction navale avec Sea Europe et d’autres (ECSA, ESP, etc.). L’ENMC aura besoin des différentes fédérations. Ce sont des connexions qui sont déjà en cours et prendront du temps. L’ENMC, co-créé par le CMF, se développe. Les clusters maritimes européens sont au nombre de dix-sept, ils ne sont pas tous développés au même niveau et n’ont pas le même fonctionnement. Il faut parvenir à concilier des modes de fonctionnement différents et des cultures maritimes différentes. Une des solutions va être de s’adresser à la Commission européenne. Nous entretenons de très bonnes relations avec Karmenu Vella qui veut soutenir la création d’un cluster maritime européen. Celle-ci s’appuiera sur une étude que l’ENMC demande depuis des années pour connaître les chiffres de l’économie maritime européenne. Il y a des débats sur la méthodologie de ces chiffres, sur les secteurs que l’on doit prendre en compte et sur les indicateurs. C’est un point important parce qu’au-delà des chiffres c’est une visibilité. On parle beaucoup des secteurs aéronautique et automobile parce qu’ils ont des chiffres et une image. Pour le domaine maritime, il faut être offensif et on a les moyens de l’être puisque les acteurs se rassemblent. Or, qui sont les économistes qui, en France, s’intéressent à la mer et produisent de vraies études économiques et financières ?
Ensuite, pour revenir au sujet développement et environnement, il faut rappeler le message porté par le CMF : le développement et la durabilité. Quelles sont les voies pour concilier développement et protection des océans ? Nous considérons que nous ne pouvons pas sauver la nature contre l’homme. L’homme vit dans la nature donc il doit en prendre soin, mais il doit vivre de la nature aussi. Les deux ne sont pas contradictoires, mais comment les concilier ? D’une part, par l’innovation qui est sollicitée pour protéger l’environnement marin ou pour réparer des écosystèmes blessés. Il est également nécessaire d’améliorer la connaissance scientifique des mers. On peut citer les travaux et la campagne menés par TARA pour découvrir le potentiel du plancton. La connaissance des mers peut-elle aider la société ? On parle d’une nouvelle frontière. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir. On peut encore faire rêver avec la mer et véhiculer un message positif. En connaissant mieux la mer, on la respectera mieux, on la valorisera mieux et on fera avancer la société, tel était le projet porté par Yves la Prairie dans son ouvrage Le Nouvel Homme et la Mer.
Olivier Laurens, Institut français de la mer (IFM). – L’Institut français de la mer, en partenariat avec le Centre d’étude stratégique de la Marine et l’Institut océanographique de Monaco, organisera, le 1er octobre prochain, à la Maison des océans, un colloque sur le thème « Les océans, bien commun de l’humanité : une utopie pour le xxie siècle ? » Il s’agit de lancer une réflexion sur les modalités d’une nouvelle gouvernance des océans.
Sandra Castel. – Quel est le pourcentage du budget de la Marine par rapport au budget total de l’armée ? Quelle devrait être l’augmentation de ce budget pour escompter un réel impact ?
Ana Atallah, avocate. – Vous n’avez pas évoqué la dégringolade de la flotte de commerce française, véritable préoccupation. Notre système fiscal ne doit-il pas être revu pour attirer les armateurs ? Tous les jours, des armateurs choisissent leur pavillon et excluent le pavillon français. Le risque n’est-il pas d’avoir un grand territoire maritime sans aucun navire ?
Aussi, dans la discussion des conventions internationales qui sont nombreuses, comment se fait-il que les États-Unis envoient dans les délégations de négociation des armadas alors que les Français arrivent souvent, faute de budget, avec très peu d’intervenants, qui ne parviennent que trop rarement à faire valoir leurs positions ? Les Américains, à travers le Libéria et les îles Marshall notamment, contrôlent plus de 30 % de la flotte mondiale.
Alain Coldefy. – Le budget de la Défense avoisine les 31 milliards d’euros, moitié en investissements, moitié en fonctionnement, ce qui est un très bon ratio par rapport aux autres budgets. Dans les investissements, qui sont donc à hauteur d’une quinzaine de milliards d’euros, chaque armée pèse environ 3 milliards d’euros, auxquels s’ajoutent 3 milliards pour la dissuasion, 3 milliards pour tout ce qui est général comme les systèmes de communication. C’est un équilibre qui tient compte des différentes missions et du partage que l’on fait entre les différentes missions car l’on ne raisonne pas par armées. Le ministre de la Défense, au moment de la mise en place de la loi organique portant sur la loi de finances votée à l’unanimité en 2001, est le seul à avoir complètement réformé son organisation. Nous raisonnons depuis de manière globale.
Dans le cas de la Marine, si i l’on ajoutait environ 500 millions d’euros aux investissements déjà évoqués, cela permettrait de faire un effort sur la protection des espaces maritimes et océaniques.
À chaque fois que l’on fait des coupes budgétaires, on fait des choix et les ruptures sont définitives. La Marine a arrêté la plongée profonde et, depuis vingt ans, on est incapable d’en faire. À chaque fois que l’on arrête une capacité, que ce soit dans le domaine terrestre, aérien ou maritime, on ne la reprend jamais.
Emmanuel-Marie Peton. – Le CMF milite, avec Armateurs de France, pour développer la compétitivité de la marine marchande française. Cette marine est reconnue pour son excellence (propreté, réduction des émissions, formation des marins, etc.), mais dire que l’on est excellent ne suffit pas. Il faut rester compétitif. Dans nos missions, nous défendons et portons les conclusions du rapport du député Arnaud Leroy.
Maina Sage. – Cela fait plaisir de rencontrer des personnes convaincues par les atouts de notre espace maritime. Il existe un décalage entre les acteurs qui œuvrent au quotidien pour promouvoir ces atouts et les politiques qui restent assez sourds. Le privé a compris depuis bien longtemps ces enjeux et avance plus vite que le secteur public. Il reste donc à convaincre le politique. Il faut réussir à lui faire comprendre que, si la France loupe le coche, le retard sera tellement important qu’elle sera définitivement lâchée.
La Polynésie française, c’est la moitié de la Corse explosée en 118 morceaux répartis sur une surface grande comme l’Europe continentale. Alors, pour les Polynésiens, il n’existe pas de différence entre le territoire et la mer : le territoire, c’est la mer. L’espace maritime est complètement intégré dans le territoire. Cette dimension n’est pas présente dans la tête des hexagonaux et c’est pourquoi elle ne l’est pas dans celle des politiques. Souvent, les politiques ne sont pas assez avant-gardistes et attendent que le sujet devienne majeur chez le citoyen et l’électeur pour s’en emparer. Donc plus on parlera, plus on fera de lobby et plus la question se posera sur le plan politique. Chacun à son niveau peut œuvrer sur ce sujet. La COP21 est une chance pour nous tous et il est désolant de constater que la deuxième nation maritime ne s’implique pas davantage pour faire en sorte que, dans les accords qui seront signés, la question des océans soit aussi traitée.
En termes de gouvernance et de composition entre le développement et l’environnement, on dit souvent « penser global, agir local ». Là, il faut « penser et agir global » et « penser et agir local ». C’est une vision plus intégrée et plus transversale qu’il faut mettre en œuvre.
Petit-déjeuner débat « La mer, avenir de la terre. Quelle stratégie ? »
Métro : ligne 12 (Rue du Bac)
Bus : lignes 63, 68, 69, 83, 84 et 94 (Rue du Bac-René Char)