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Le risque et sa maîtrise : le devoir d'invention

parPatrick LAGADEC, directeur de recherche honoraire à l’École polytechnique

Articles de la revue France Forum

La sécurité de demain : un pilotage sans carte ni GPS.1

On ne triche pas avec la sécurité. Aujourd’hui moins que jamais. Depuis les années 1970, d’intenses efforts ont été déployés pour la maîtrise des risques. Des accidents majeurs, qui ont pour nom Flixborough en Angleterre (1974), Feyzin en France (1966), Seveso en Italie (1976), ont fait prendre conscience de la transformation des risques technologiques en raison des nouvelles dimensions et complexités des ensembles industriels. De nouvelles techniques et de nouveaux processus plus dynamiques que simplement juridiques étaient nécessaires pour ne pas se laisser déborder par les nouveaux défis de la sécurité. Des procédures exigeantes ont été construites et appliquées. Des dimensions comme le facteur humain ou la culture d’entreprise ont singulièrement élargi le spectre des expertises mobilisées. On a alors compris que, ce risque sortant désormais des enceintes industrielles pour porter atteinte à la cité, il fallait aussi repenser les approches en termes d’information et de consultation autour des choix technologiques.


MAÎTRISER UN MONDE SANS FRONTIÈRES. Pourtant, en dépit de ces avancées, nombre de catastrophes ont été subies, de Bhopal (1984) à Tchernobyl (1986). Pareilles défaillances sont des rappels constants à une règle cardinale : la sécurité exige toujours davantage de vigilance, de rigueur, de détermination. Une excellence difficile à maintenir à son plus haut niveau et pourtant impérative. Un quart de siècle après ces ajustements décisifs des années 1970, nous voici de nouveau convoqués pour repenser nos risques et nos crises. Nos activités comme nos environnements ont, en effet, profondément muté, transformant les enjeux et les conditions de notre sécurité. Il ne s’agit plus seulement de maîtriser les risques d’une installation industrielle, mais de penser et de maîtriser un monde sans frontières, aux dimensions foisonnantes, toujours plus complexes, interreliées, à la limite de l’illisible et même désormais projetées dans l’inconnu. Comme Tchernobyl l’avait déjà montré – et que l’accident de Fukushima a confirmé en 2011 –, nous passons à des échelles désormais globales, ce qui pulvérise nos cartographies de référence. Bien plus encore : il faut compter avec les complexités techniques qui semblent échapper aux ingénieurs eux-mêmes (ainsi des fragilités des nébuleuses informatiques et numériques), le bouleversement climatique, les défis de santé publique, les fragilités économiques, les migrations massives de populations, les menaces terroristes, la dissolution des textures sociétales, chaque dimension venant percuter toutes les autres et faire muter toujours plus profondément et rapidement les univers à considérer…

Ce foisonnement produit des tableaux de vulnérabilité en passe de nous échapper si un travail de réflexion fondamental, d’invention des voies et moyens de maîtrise adaptés aux défis du XXIe siècle n’est pas engagé. Il est certes aussi difficile qu’éprouvant de devoir reprendre de fond en comble nos visions primordiales comme nos techniques de référence. En matière de gestion de crise, notamment, nous avons à notre crédit de belles avancées, avec des progrès remarquables en termes de coordination, de communication, de secours et d’appui aux victimes – les axes majeurs de nos efforts actuels. Cela ne suffit plus.


UNE QUESTION DE PILOTAGE. Il nous faut traiter désormais avec des enjeux vitaux, en mutation accélérée. La question devient clairement et avant tout une question de pilotage : où allons-nous ? Avec quels acteurs penser et conduire cette navigation en terre inconnue ? Selon quels principes ? Comment inventer sur le terrain ? La sécurité avait été conçue comme une exigence technique, certes à ouvrir à un débat plus large, mais cependant principalement située dans le giron des experts et des techniciens ; la voici devenue une affaire de pilotage, qui convoque les dirigeants en première ligne. Ce qui suppose de leur part de toutes nouvelles aptitudes, formation, préparation, exercices.

Nous sommes là au coeur du défi le plus sensible du moment. Nous formons nos dirigeants en leur apportant des cadres et des outils qui leur éviteront d’être surpris et leur apporteront les réponses appropriées – il s’agit désormais de leur apprendre à être surpris, à être créatifs avec d’autres en situation inconnue. Nous leur apprenons à délivrer les meilleurs messages à destination des médias. Les voici confrontés à une profusion de messages, portés par des dynamiques collaboratives.

Pour maîtriser nos risques, nous avons fait des avancées remarquables afin de certifier les meilleures pratiques dans le connu. Pour naviguer dans nos mondes désormais structurellement volatils, mutants et chaotiques, il va nous falloir de nouvelles intelligences fondamentales, de nouvelles pratiques opérationnelles, de nouvelles dynamiques sociétales. Le problème n’est plus l’incertitude, mais bel et bien l’inconnu. Il n’y a pas ici de « livre du maître », il va nous falloir inventer. Il va nous falloir bien plus que des gestionnaires : des découvreurs.

La tâche est rude, mais c’est notre défi historique actuel et il n’est pas question de s’y soustraire. Puissent les dirigeants stimuler la dynamique collective nécessaire et, au moins, ne pas rester tétanisés sur le bord du chemin, à freiner les inventions nécessaires. Puissent les sociétés susciter en leur sein des dynamiques et des volontés qui sauront relever les défis historiques de l’heure et surtout ne pas rompre l’engagement par crainte de se confronter à l’imprévu et à l’inconnu. L’optimisme consiste bien à ancrer une détermination sans faille : notre sécurité est à ce prix. •

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1. Patrick Lagadec est l'auteur du Continent des imprevus. Journal de bord des temps chaotiques, Les Belles Lettres/Manitoba, 2015. Voir note de lecture p. 55. 

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