L’Arctique est un témoin visuel, et fort, du réchauffement climatique planétaire

parJean-Louis ETIENNE, Médecin, explorateur
4 Février 2015
Actualité

Les États doivent comprendre que l’Arctique est un patrimoine commun de l’humanité, écologique et même culturel.

Pourquoi la France se penche-t-elle d’une manière officielle sur les questions arctiques ? Je dis officielle, car nous sommes, ici, au Sénat, grande institution de notre République. J’ai bien compris que la France s’interrogeait depuis longtemps sur l’Antarctique. Il a été au coeur de nos préoccupations il y a quelques décennies et Michel Rocard avait joué un rôle considérable dans les discussions sur son avenir, sur la conservation d’un continent dédié à la science et sur la fabrication d’un continent de paix. Je l’ai traversé en 1989 : pas de douane, pas de visa. Vous arriviez de l’autre côté, on ne vous demandait rien ; vous parcouriez un morceau de terre ouvert à tous les citoyens du monde.

Aujourd’hui, on s’interroge, non plus sur l’Antarctique, mais sur l’Arctique avec cette question : quelle est notre légitimité ? Deux raisons nous animent : le changement climatique et l’exploitation des richesses. L’Arctique est-il un nouvel eldorado ? Que peut-on faire pour le protéger?

Ce qui est certain, c’est que l’Arctique est un témoin visuel, et fort, du réchauffement climatique planétaire. Nous assistons même à une accélération du phénomène : la disparition progressive de la banquise à la fin de l’été. L’Arctique change de couleur. Il était blanc une majorité de l’année. Aujourd’hui, la neige arrive plus tard, fond plus tôt et des zones d’eau libre apparaissent. Les zones de permafrost sont moins longtemps recouvertes par la neige.

Ces zones qui possédaient un albédo à 90 %, c’est-à-dire une capacité à réfléchir le rayonnement solaire, ont aujourd’hui un albédo qui décroît et l’Arctique devient un capteur. En devenant un capteur, la neige fond, la banquise fond et nous assistons concrètement à un phénomène d’accélération du réchauffement climatique.

Le froid arctique est en train de disparaître ou de se réduire d’une manière considérable. Or, nous avons besoin de ce froid. Il ne concerne pas que les peuples autochtones et l’écosystème. Il nous concerne tous parce que la machine climatique est réglée par l’équilibre entre la chaleur des tropiques et le froid des pôles. La terre a deux fluides pour échanger la chaleur des tropiques et le froid des pôles : les courants atmosphériques et les courants océaniques.

Nous avons ouvert la porte du congélateur de la machine climatique. Elle perd ses frigories, ce qui va entraîner des dérégulations climatiques qui, bien sûr, toucheront nos civilisations. Nous sommes donc responsables de ce qui se passe en Arctique et nous avons le devoir d’apporter des solutions. La France a une légitimité à agir contre le réchauffement climatique. La banquise n’est pas que la terre des ours, elle est absolument indispensable à notre équilibre climatique.

Nous parlons aussi aujourd’hui de l’Arctique pour l’exploitation de ses richesses et, en priorité, celle de gaz et de pétrole. J’entends dire que la fonte de la banquise va faciliter l’exploitation du gaz et du pétrole. Ce n’est pas la fonte de la banquise, qui n’est que temporaire, juste quelques semaines à la fin de l’été, qui justifie, tout d’un coup, d’aller exploiter les richesses de l’Arctique. La glace sera toujours là, elle se forme tous les hivers ; la nuit polaire est là aussi tout le temps. Certes, il y a moins de glace pluriannuelle sur la banquise, mais celle-ci se reforme sans arrêt et sera toujours un obstacle.

Ce n’est donc pas la fonte qui va faciliter les investissements, mais la hausse du cours du baril. Les investissements sont très lourds si l’on veut exploiter les hydrocarbures de l’Arctique et les compagnies ne peuvent donc les réaliser que si le cours du baril est élevé. On l’a vu, dès 2007, quand le baril est passé à 150 dollars : les compagnies pétrolières ont commencé à se mobiliser pour exploiter le pétrole et le gaz de l’Arctique. On a vu ainsi le trio Gazprom/Statoil/Total investir sur Chtokman, au large de Mourmansk, le deuxième gisement de gaz planétaire après le Qatar.

S’agissant de l’ouverture de voies navigables grâce à la fonte de la banquise à la fin de l’été, il existe aujourd’hui deux « gagnants ». Le premier, ce sont les pêcheurs qui bénéficient de surfaces de pêche de plus en plus importantes. Des poissons des régions subtropicales commencent à arriver sur la côte sud-ouest du Groenland. Les pêcheurs sont donc gagnants, et c’est un phénomène qu’il va falloir réguler.

Le second gagnant, c’est le tourisme. Les navires de croisière fleurissent sur le passage du Nord-Est ou du Nord- Ouest à la fin de l’été.

Quant au commerce maritime international, je ne suis pas convaincu qu’il se développe par le pôle. Les satellites nous montrent bien la régression de la banquise, mais, pour avoir navigué dans ces régions, je peux vous certifier qu’il reste toujours de la glace, des masses de glace énormes. Si un bateau de commerce rentre dedans à 15 noeuds, il est mal ! Il faudra donc utiliser des bateaux à double coque, avec un équipage formé à la glace, pour un temps d’utilisation annuelle très limité. Est-ce que cela vaut vraiment l’investissement ? Quelques bateaux passeront, certains déjà y passent, 25 ou 30 cette année. Ce n’est rien du tout. Le centre de gravité de la navigation maritime mondiale, c’est Singapour. À l’heure actuelle, il y passe 67 000 bateaux par an. Un bateau toutes les huit minutes. On est donc loin d’envisager une navigation importante vers le nord.

Regardons de plus près les accès. Le Nord-Est dépend totalement des Russes. Ils sont capables d’ouvrir une voie maritime une grande partie de l’année parce qu’ils disposent de brise-glace énormes. Le Nord-Est est donc envisageable, mais alors vous dépendez du pouvoir politique russe.

De l’autre côté, vous avez le Nord-Ouest, avec un archipel à l’est du Canada, qui est un vrai problème. Cette année, l’expédition Tara a eu des difficultés pour passer. Il a fallu un brise-glace canadien pour l’aider. C’est un verrou compliqué à franchir et il n’est pas dit que les bateaux de commerce puissent facilement y circuler.

Il existe une voie intéressante, c’est la voie médiane : détroit de Béring, pôle Nord, Islande. À cet égard, les investissements chinois en Islande sont colossaux. Les Chinois ont bien compris que l’Islande est un magnifique hub pour faire du commerce avec le reste de l’Europe. En même temps, le commerce extérieur de la Chine va se réduire car l’Afrique va devenir la nouvelle grande manufacture mondiale.

Alors, pour quelques centaines de milles gagnés par la voie arctique, combien d’heures de navigation en plus ? On ne va pas aussi vite dans ces régions-là qu’ailleurs. Il n’est donc pas dit qu’il y ait un avenir maritime pour le commerce dans le Nord.

Pour terminer, quelle est la place de la France ? L’Arctique est un écosystème, c’est pourquoi il nous concerne. Autant que la grande barrière de corail ou que l’Amazonie pour lesquelles, d’ailleurs, nous ne nous sommes pas autant mobilisés. Mais l’Arctique, c’est différent. Nous avons tous un pôle Nord en nous, l’Arctique est quelque chose qui touche à notre coeur. Il y a le père Noël au pôle Nord. Il y a des igloos. Nous avons tous eu des petits ours blancs en peluche.

Et puis, le pôle Nord est le point de convergence de tous les méridiens. C’est celui que nous indique la boussole dans tous les pays du monde. Il existe donc une convergence d’intérêt, d’émotion et de volonté de préserver cet écosystème, cet immense océan.

D’un point de vue environnemental pur, pour les intérêts de l’Arctique et pour les intérêts planétaires liés à la préservation de la banquise, je me félicite que la France soit active et fasse des propositions. Il est évident que les pays de la circonférence polaire sont chez eux. Ils ont des zones économiques exclusives (ZEE) qui leur appartiennent. Ils sont friands de les exploiter, comme tous les pays qui ont des réserves énergétiques. Comment faire pour réguler tout cela ? J’y pense la nuit, de temps en temps, parce que la question de l’Arctique me taraude. L’Antarctique, c’était facile, à condition d’avoir un homme politique, comme Michel Rocard, pour mener cela de main de maître.

L’Arctique, c’est plus compliqué. Imaginez une association islandaise ou norvégienne qui s’installe à Marseille et lutte contre la pêche au thon en Méditerranée. Quelle est notre légitimité à nous positionner sur le commerce arctique ? En même temps, on ne peut pas rester sans rien faire. Des peuples autochtones voient arriver des sociétés qui leur proposent des milliards de dollars. Comment mettre en avant des préoccupations environnementales avec tout cet argent en face ? Ces peuples ont besoin d’être épaulés.

Le seul levier est d’arriver à faire peur aux actionnaires des grandes compagnies pétrolières. Toutes ces compagnies vivent effectivement grâce au soutien et aux subsides de leurs actionnaires. Souvenez-vous de BP dans le golfe du Mexique ! Le jour où il y aura une tâche noire sur la banquise, elle va rester, et cela sera dramatique. J’ai discuté avec des présidents de majors de pétrole, comme Christophe de Margerie1. Ils m’ont dit : « Moi, je ne touche pas au pétrole en Arctique. Uniquement au gaz. »

Alors, disons aux actionnaires de ces grandes compagnies : « Le jour où, avec vos milliards, on exploitera l’Arctique, le risque sera colossal. La marée noire arrivera. » Statistiquement, c’est inévitable.

En conclusion, nous devons agir dans deux directions : d’abord, lutter contre le réchauffement climatique et la France y prendra une part importante, l’année prochaine, en accueillant le COP212. Ensuite, protéger l’Arctique parce qu’il s’agit d’une cause planétaire, chère à notre cœur, chère à tous les citoyens du monde. Je me félicite donc de l’initiative française.

1. Ancien président-directeur général de Total, disparu récemment. (NDLR)

2. Conférence Paris climat 2015, du 30 novembre au 11 décembre 2015. (NDLR)

 


Interview de Jean-Louis Etienne - Colloque... par institutjeanlecanuet

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