La politique étrangère de l'Iran

parAlbert KALAYDJIAN, chargé de mission au Sénat
9 Mars 2018
Actualité

Le 12 février dernier, l’Iran célébrait le 39e anniversaire de la Révolution islamique qui a renversé la monarchie et profondément bouleversé le paysage politique du Moyen-Orient.

Après cette rupture, le pays a longtemps vécu isolé sur la scène internationale. Depuis 2015 et la signature de l’accord sur le nucléaire, les choses ont changé. Tout en conservant ses fondamentaux, l’Iran cherche à renouer des liens avec les autres puissances et mène une politique extérieure renouvelée. Le régime des mollahs en a défini et posé les principes.

ASSUMER UNE HISTOIRE MILLENAIRE. L’Iran de 2018 revendique hautement ses 3 000 ans d’histoire : ce postulat essentiel ne doit jamais être oublié. L’Empire perse de Cyrus, de Xerxès se vivait comme l’égal des autres grandes puissances régionales, la Mésopotamie, l’Égypte des pharaons, la Grèce de Périclès. La référence constante à une civilisation millénaire justifie la prétention iranienne à jouer un rôle important et spécifique au Moyen-Orient. L’Iran veut faire entendre sa voix. Il a une vision du monde à proposer, des intérêts à défendre, une position à maintenir, bref, une politique étrangère à mener. 

La maîtrise des sources énergétiques est dans le monde contemporain un signe de puissance. C’est donc tout naturellement que le gouvernement  de Téhéran veut se doter de l’énergie nucléaire par ses propres moyens, avec ses propres chercheurs, ses propres centrales. Et s’il a renoncé officiellement à l’arme nucléaire, ce renoncement n’est dicté que par les circonstances. Depuis le XXe siècle, la possession de la bombe atomique – sans qu’il s’agisse  nécessairement d’une volonté agressive – témoigne d’une affirmation impériale. Mais le pétrole joue également un rôle essentiel et, avec son précieux or noir, l’Iran peut prétendre tenir sa place à la table des grandes puissances. 

Les rapports avec ces puissances sont pluriels. D’abord, il s’agit d’établir avec la Russie, non seulement une politique de bon voisinage, mais aussi une politique fondée sur des intérêts communs. A l’inverse, la méfiance demeure envers les États-Unis et leurs alliés, leur politique internationale étant perçue comme un très grand danger. Par ailleurs, l’Iran juge avec sévérité la "décadence des mœurs" en Occident et Donald Trump en est, à ses yeux, le plus éclatant symbole. Sa vie privée, hautement blâmable du point de vue d’un religieux islamique, son absence apparente de spiritualité, l’"obscénité" de certains de ses propos, son admiration inconsidérée de l’argent heurtent les consciences et son imprévisibilité inquiète.

L’Iran veut également se rapprocher de la Chine, puissance du XXIe siècle qui, elle aussi, veut retrouver sa place éminente sur la scène internationale, après le temps des traités inégaux et celui du communisme pur et dur. Téhéran veut passer des accords avec Pékin pour contrebalancer sur le vaste continent asiatique l’influence du Japon et des autres alliés des États-Unis. L’obsession de chasser d’Asie l’Occident dominateur reste donc bien présente.

Enfin, rétablir et restaurer des liens avec la France est le dernier objectif de Téhéran. Dans les salons de la résidence parisienne de l’ambassadeur de la République islamique d’Iran, un tableau évoque la première délégation diplomatique envoyée dans la capitale française en 1603 par la dynastie impériale des Qadjars. La France du général de Gaulle retissant des liens immémoriaux reste une nostalgie profonde. A cette époque, Paris était un partenaire précieux et Téhéran souhaite renouer des relations fortes. Le gouvernement iranien perçoit parfaitement qu’en Europe occidentale la France est la seule à maintenir une politique extérieure ambitieuse d’indépendance nationale. La France de François Hollande, celle de Laurent Fabius, marchait main dans la main avec les États-Unis. Aux yeux des Iraniens, quelque chose a changé avec l’arrivée au pouvoir de Emmanuel Macron.


TISSER UN RESEU D'ALLIANCES. La Russie n’est plus communiste, aussi les dirigeants politiques de l’Iran ont parfaitement négocié la création d’un axe Téhéran-Moscou, la formation d’une alliance politique et militaire solide. Cet axe passe par l’Arménie pour s’appuyer à la fois sur le Caucase et les rives de la mer Caspienne. Il s’agit à la fois de contenir la Turquie, mais aussi de l’utiliser contre les États-Unis afin de stopper le développement du mouvement kurde, allié fidèle des Occidentaux dans la lutte contre Daesh, mais qui gêne Ankara, Téhéran et Bagdad, un client de l’Iran. Le but ultime est de s’assurer une place en Méditerranée, objectif déjà atteint par la Russie mais pas encore par l’Iran qui voudrait y déployer sa marine, notamment ses sous-marins lance-missiles.

Missiles que l’Iran veut développer pour une raison simple : le souvenir de la guerre irano-irakienne de 1980-1988 pèse de tout son poids. Téhéran était alors désespérément seul, sans allié, et a failli périr sous les coups de Saddam Hussein. Le patriotisme perse a permis de rétablir in extrémis la situation. Ainsi, aujourd’hui, pour prouver au monde le retour de la puissance iranienne, des missiles peuvent être lancés contre Israël depuis un territoire qui regroupe quatre pays sous contrôle iranien, de l’Iran au Liban en passant par la Syrie et l’Irak. En effet, les dirigeants politiques anticipent une éventuelle guerre préventive menée par Israël sous la férule de son Premier ministre, Benyamin Nétanyahou.

La politique militaire de l’Iran est transparente : les armes sont partagées entre les alliés ; les chars T90 et T90A dotés de canons Chilka se retrouvent aux mains du Hezbollah libanais et des milices chiites irakiennes. Elles sont dispersées entre les différentes milices concurrentes des armées nationales, moins politisées. Ali Velayati, conseiller spécial du Guide de la Révolution, Ali Khamenei, a récemment déclaré que la guerre révolutionnaire passait par une continuité géographique.

L’hypothèse d’une guerre totale avec Israël est étudiée. Si l’Iran ne passera pas le premier à l’offensive car il aurait trop à perdre, il ne veut pas être surpris. Des missiles balistiques seraient tirés de différents endroits de manière intensive pour paralyser le système de défense antiaérienne appelé "dôme de fer" et atteindre des cibles sensibles. Les attaques multiples limiteraient la puissance de feu israélienne. Enfin, la continuité géographique faciliterait le déplacement des troupes au sol par le Liban et la Syrie. Dans cette situation, l’embrasement de la zone serait général et n’épargnerait pas longtemps la Jordanie.

La presse iranienne est à cet égard élogieuse. Le quotidien Ebtekar a souligné que le triangle Washington-Ryad-Tel Aviv ne supportait pas "la montée en puissance et la percée de l’Iran dans la région grâce à sa lutte victorieuse contre Daesh". Mais Téhéran doit éviter toute réaction hystérique face aux manœuvres du camp adverse. Le quotidien ultraconservateur Kayhan a appelé les rebelles houthis à viser Dubaï et un autre quotidien, tout aussi conservateur, Javan, a également apporté son soutien au président de la République, Hassan Rohani, ce qui n’est pas banal. 

Le Golfe persique est le pré carré de l’empire iranien. En novembre 1971, déjà, le Shah avait investi par la force une île du Golfe et posé la main sur les nouveaux États promis à l’indépendance. Des liens très forts ont été noués avec le Qatar, isolé dans la Péninsule arabique par rapport à l’Arabie saoudite et au Koweït. Au Yémen, le soutien aux rebelles houthis est important. Ces derniers résistent aux bombardements saoudiens depuis mars 2015 dans la capitale Sannaa. Téhéran est fortement soupçonné d’avoir fourni de nombreux missiles dans la région et d’avoir ainsi permis l’enlisement de l’Arabie saoudite dans ce conflit. Sans pouvoir contrôler les Houthis, Téhéran sait les utiliser. Mais la présence iranienne veut aller du Golfe persique jusqu’à la mer Rouge. En réalité, l’Iran considère l’Arabie comme son arrière-cour, un hinterland sur lequel il est utile de s’adosser.


CONTROLER UN POLE MUSULMAN. Les mollahs poursuivent de leur côté un autre dessein : théoriser et appliquer une politique religieuse de l’islam ; le chiisme s’est toujours vécu comme un courant réformiste, un "protestantisme" éclairé, une autre lecture théologique du Coran. L’Iran se veut l’oriflamme d’un Islam qui réfléchit sur le texte sacré, assorti d’un clergé éclairé et savant. Il veut aussi être le porte-parole de tout le chiisme qu’il soit zaydite, alaouite ou ismaélien. Car l’affaire est d’importance : le chiisme uni pourrait contrebalancer le poids du sunnisme, majoritaire dans le monde musulman, qu’il n’a jamais cessé de blâmer pour sa trop grande intransigeance. Les mouvements salafistes et les Frères musulmans sont les partisans les plus acharnés d’une approche littérale du Coran. Les wahabites d’Arabie saoudite sont plus rigoristes en matière de mœurs que les Iraniens. Quant à Daesh, al-Qaida, aux talibans afghans, ce sont les plus forcenés, hostiles à toute forme d’art et de culture, de la musique au cinéma.

Téhéran veut aussi incarner une politique religieuse au sein de l’Islam en étant à la table de la Conférence des États islamiques, le principal interlocuteur. Il souhaite rallier l’Indonésie, le Pakistan et l’Afghanistan à sa cause et supplanter l’Égypte sur le plan théologique malgré la prestigieuse université al-Ahzar. Ce combat religieux et culturel n’est pas négligeable car les mollahs considèrent que le XXIe siècle sera celui de l’islam et qu’il est donc nécessaire d’en assurer la direction. Aucun État arabe n’est, à leurs yeux, en mesure de tenir ce rôle. Et la Turquie est trop clivante pour être en mesure d’y prétendre, malgré le désir de Erdogan. Il faut donc un grand État musulman théocratique pour mener ce combat autant religieux que philosophique. C’est, selon les mollahs iraniens, la mission de leur pays.

Aujourd’hui, la politique extérieure de l’Iran est claire : s’appuyer sur l’accord nucléaire du 15 juillet 2015 et sa politique de désarmement pour développer, en contrepartie, une politique de croissance économique qui doit permettre de répondre aux aspirations du peuple, pour s’assurer la prédominance au Moyen-Orient tout en se prémunissant contre une éventuelle attaque israélienne. La République islamique se rêve en empire régional, mais les manifestations de la fin de l’année dernière qui ont secoué le pays sonnent comme un rappel. A l’heure actuelle, l’Iran aspire à la paix, donc à la prospérité. Les dirigeants réformistes, aujourd’hui au pouvoir, sont pressés et tenus de réussir. Dans l’ombre, les faucons et ultraconservateurs observent et espèrent le pire pour reprendre la main. Mais le pire n’est jamais sûr, comme dit la maxime.

 

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