Le crépuscule de Angela Merkel
L’Allemagne vit aujourd’hui des moments étranges qui rappellent aux plus anciens d’entre nous, ceux d’octobre 1962, lorsque le gouvernement de Konrad Adenauer tremblait sur ses bases.
Le fameux scandale du Spiegel, célébrissime hebdomadaire allemand, ébranlait alors le pouvoir. Déjà la CSU et son chef charismatique Frantz Josef Strauss étaient au cœur du débat et déjà l’aile gauche de la coalition au pouvoir, les libéraux du FDP, menaçait de quitter le gouvernement. Konrad Adenauer dut partir l’année suivante, après quatorze ans de règne. Angela Merkel est, elle, au pouvoir depuis bientôt treize ans… Mauvais présage ?
COUP DE TONNERRE EN BAVIERE. Le 14 octobre dernier, les électeurs de Bavière ont provoqué un cataclysme électoral : pour la première fois depuis 1948, les chrétiens sociaux de la CSU ont perdu la majorité absolue des sièges au Landtag régional. En effet, le tandem électoral constitué par le président de la CSU, le ministre fédéral de l’Intérieur, Hans Seehoffer, et le ministre président de Bavière, Markus Söder, a mordu la poussière. Avec 37,5 % des suffrages, la CSU, si elle reste le premier parti de Bavière, réalise cependant le plus mauvais résultat électoral de son histoire, perdant près de 15 % de ses voix. Cette situation n’est pas imputable à une poussée à gauche, hors de propos aujourd’hui dans toute l’Europe, mais à un double phénomène droitier inédit en Allemagne et au succès inattendu des verts.
Tout d’abord, et on en parle peu, ces élections ont vu l’émergence d’une formation politique régionale nouvelle, les Libres électeurs de Bavière. Jadis dans l’État libre de Bavière – nom exact de ce Land –, le Parti bavarois attirait à lui les nostalgiques de l’indépendance de l’ancien royaume de la maison de Wittelsbach. Longtemps supplanté par la CSU, le particularisme bavarois renaît par l’intermédiaire des Libres électeurs. Situé à droite du parti régional au pouvoir, ils veulent s’extraire de la politique fédérale et ne pas participer au gouvernement à Berlin. Avec 11,5 %, ils ont réalisé une véritable percée : ils deviennent le troisième parti du Land. L’autre phénomène, c’est l’implantation régionale de l’AfD, Alternative pour l’Allemagne. Déjà présent dans quatorze parlements régionaux sur seize, l’AfD fait son entrée dans un quinzième Landtag avec 10,5 % des voix, ce qui est honorable mais pas décisif. Avec au total près de 60 % des voix, la Bavière demeure à droite et reste l’un des États les plus conservateurs d’Allemagne.
Mais la seconde surprise de ce scrutin, ce sont les 18,5 % obtenus par les verts qui deviennent le deuxième parti de Bavière. Ce sont les Realos, ou réalistes, qui l’ont emporté sur les Fundos, les fondamentalistes. Arborant le dirndl, le costume traditionnel bavarois, défendant la conservation des paysages ruraux et un très peu progressiste “retour à la terre”, une “terre qui ne ment pas” comme le disait jadis le maréchal Pétain, la jeune tête de file (33 ans) des écologistes bavarois, Katharina Schulze, a réussi à convaincre les paysans et les nostalgiques de la Bavière d’antan. Les écologistes ont pourtant défendu tout au long de leur campagne une vision ouverte et optimiste de l’Europe et un accueil généreux des migrants.
Les sociaux-démocrates du SPD, quant à eux, font pâle figure. Jadis puissant à Munich – la capitale bavaroise a toujours été une ville de gauche, et c’est son soulèvement en novembre 1918 qui provoqua l’effondrement final des monarchies allemandes –, le vieux parti de Ferdinand Lassalle réalise comme la CSU son plus mauvais score avec 9,7 %, perdant près de la moitié de ses électeurs. Les centristes libéraux du FDP profitent de cette situation pour revenir au Landtag régional avec 5 %, alors que les ex-communistes de Die Linke, la gauche, avec 3,5 % des voix, ne trouvent pas grâce aux yeux des électeurs. Enfin, le résultat obtenu par les extrémistes de droite de Die Republikaner, les républicains, avec 2 % des voix, prouve que le néonazisme reste résiduel dans la région favorite du Führer.
Pour les chrétiens-sociaux, il s’agit de former dans un premier temps une coalition régionale à Munich avec les libéraux, déjà favorables, et en tentant de convaincre les Libres électeurs. Ensuite, un fois le gouvernement régional formé, il sera temps de fixer la ligne fédérale de la CSU. Le compromis sur les migrants établi avec la CDU le 1er juillet dernier est aujourd'hui caduc car le gouvernement italien et son ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, ont refusé de recevoir les réfugiés refoulés d’Allemagne fédérale.
L’ENRACINEMENT DE L’AFD. Comme l’affirme le professeur Henri August Winckler dans son Histoire de l’Allemagne parue en 2005, l’AfD est plus l’héritière d’un vieux courant politique allemand, la droite réactionnaire, que de l’extrême droite nazie. Les néonazis ont leur propre parti, le NPD, le Parti national d’Allemagne, qui faillit arriver au Bundestag en 1969 après avoir obtenu moins de 5 % des voix. Ce fut à l’époque une vraie crainte car Adolf Von Thaden, leur chef, était un authentique nostalgique du IIIe Reich. La vieille droite représentée avant-guerre par le Parti populaire national allemand (DNVP) né sous l’Empire bismarckien, puissante sous la république de Weimar, se définissait plus comme conservatrice, voire aristocratique, élitiste et xénophobe, que comme populiste. Ses rapports avec le national-socialisme furent cependant ambigus, Alfred Hugenberg, son leader, participa quelques mois au premier gouvernement de Hitler.
Aujourd’hui, l’AfD regroupe les nostalgiques de l’Allemagne fédérale d’autrefois, celle du deutschmark fort, de l’économie sociale de marché chère au bon docteur Ludwig Erhard. Les réfugiés venaient alors de l’Est, de la Prusse orientale, aujourd’hui disparue, ou de République démocratique allemande, des frères allemands en difficulté en somme et non des réfugiés turcs, syriens ou subsahariens. Or, c’est à ces derniers que Angela Merkel a ouvert la porte. Elle s’est tournée vers la Méditerranée, comme l’avait fait en son temps Frédéric II de Hohenstaufen, empereur du Saint Empire jusqu’en 1250 et roi à Naples et en Sicile. Ce million de nouveaux réfugiés a fait peur en Pologne, en Autriche, en Italie et aussi en Allemagne.
La nostalgie est aujourd’hui au cœur de la réflexion politique allemande. Le refus des nouveaux migrants est aussi, selon Winckler, celui d’une certaine culture politique de l’Ouest, celle des lumières et des droits de l’homme, des révolutions française et américaine, alors que l’Allemagne se veut au cœur de l’Europe centrale et orientale, héritière du Saint-Empire. L’Allemagne n’est pas tournée vers l’Atlantique : la mer allemande, c’est la Baltique. Si la chute du IIIe Reich et l’arrivée des Américains ont lié la RFA à l’Ouest et à sa culture, ce ne fut pas le cas en RDA communiste. Ce clivage persiste aujourd’hui.
Né en 2013, l’AfD pousse partout ses pions et d’abord en ex-Allemagne de l’Est. Ce parti a obtenu 21 % des suffrages en Mecklembourg-Poméranie en 2016, soit un électeur sur cinq. En Saxe-Anhalt voisine, il a réuni 24 % des voix, soit un électeur sur quatre. A Berlin, à la même époque, l’AfD a réalisé 14 %. Les sondages lui promettent, en 2019, 23 % en Thuringe et 24 % en Saxe. Dans toute l’ex-RDA, c’est près d’un quart des électeurs qui est gagné aux thèses politiques d’Alternative pour l’Allemagne.
En Allemagne de l’Ouest, l’AfD attire moins mais le parti s’implante peu à peu : 15 % en Bade-Wurtemberg, 13 % en Rhénanie-Palatinat, 13 % en Hesse, 13 % en Rhénanie du Nord et 10 % en Basse-Saxe, selon les sondages ou les derniers résultats électoraux. Seuls en Allemagne du Nord, Brême avec 6,5 %, Hambourg avec 7 % et le Schleswig-Holstein avec 6 % résistent. Mais traditionnellement ces villes et cette région votaient à gauche ou au centre.
Au total, les sondages promettent à l’AfD 17 % devant le SPD à 16 % et derrière la CDU-CSU à 28,5 %. En soi, c’est un événement que la renaissance de la vieille droite allemande. Cela signifie que des élections anticipées rendraient le pays ingouvernable et interdiraient même une possible grande coalition.
LA CHUTE DU GOUVERNEMENT FEDERAL : RETOUR VERS LE PASSE. Le scandale du Spiegel, divulgation de secrets militaires dans la presse, avait entraîné des perquisitions au petit matin, des gardes à vue de journalistes réputés, une mise en cause du ministre chrétien-social de la Défense, une crise de gouvernement et la remise en question du chancelier Adenauer. Il démissionne en octobre 1963, officiellement en raison de son âge : 87 ans. L’autre démission spontanée fut celle de Willy Brandt, en mai 1974, compromis dans un autre scandale. Son conseiller spécial, Gunther Guillaume, était un espion de la Stasi, la redoutable police secrète est-allemande.
La “motion de censure constructive”, une spécificité allemande, fut utilisée à deux reprises. Il s’agit d’un texte adopté à la majorité absolue des membres du Bundestag qui élit un nouveau chancelier fédéral. En 1966, les libéraux abandonnèrent le gouvernement de Ludwig Erhard, contraignant socialistes et démocrates-chrétiens à s’entendre. En 1982, les libéraux de nouveau renversèrent le socialiste Helmuth Schmidt pour le remplacer par le chrétien-démocrate Helmuth Kohl. L’unique fois où le parti arrivé en tête des élections fut privé du pouvoir se déroula en 1969 : une alliance très politicienne entre sociaux-démocrates dans la majorité et libéraux dans l’opposition priva du pouvoir la CDU-CSU.
LES SCENARIOS D'UNE CHUTE ANNONCEE. Dimanche prochain, les élections régionales de Hesse-Darmstadt seront décisives. En 2013, l’AfD naissante avait obtenu 4 %. Ce Land est, aujourd’hui, le dernier où elle n’est pas présente au Parlement régional. Les sondages lui prédisent un triplement des voix, soit 13 %. La preuve sera alors faite que la crise politique est bien là. C’est de l’intérieur même de la CDU que la révolte peut grandir. Il y a quelques semaines, par 132 voix contre 119, Volker Kauder a été battu lors de l’élection à la tête du groupe CDU-CSU du Bundestag. Il était, depuis 2005, l’homme de Angela Merkel. Il est clair que la CSU a voté contre lui, mais une importante minorité de la CDU s’est jointe à l’intrigue.
Chacun sait que la chancelière accomplit son dernier mandat. Lui laisser le terminer et désigner un autre candidat pour les élections générales est prendre un risque considérable. Lui laisser le loisir de désigner un successeur peut mener à la défaite. Il faut donc pour ses détracteurs lui indiquer la porte de la sortie : les 6, 7, 8 et 9 décembre prochains aura lieu le congrès de la CDU. Un candidat peut surgir à la présidence du parti – pour l’instant aucun nom ne filtre –, et l’emporter. Cela serait un signal très fort qui pourrait amener la chancelière à se retirer du pouvoir. Elle pourrait démissionner ou préférer la voie d’une motion de censure “constructive” votée par sa propre majorité autour d’un nouveau chancelier. Autre hypothèse, il pourrait y avoir rupture de la coalition, soit par le SPD, soit plus probablement par la CSU.
L’Allemagne pourrait se retrouver, en cas de démission, devant le choix cornélien du candidat par le président de la République, Walter Frédérik Steinmaier, qui mit déjà cinq mois à trouver une équation politique acceptable. Dernière possibilité : le retour aux urnes. Mais l’affaire est complexe : la décision est entre les mains du président fédéral et il en est le décisionnaire.
Angela Merkel pourrait aussi imiter Willy Brandt qui, en 1972, posa la question de confiance, qui n’est pas la motion de censure constructive. En cas de refus de la confiance, le chancelier démissionne ou demande la dissolution au président fédéral qui ne peut lui refuser. Dans l’autre hypothèse, il faut un accord majoritaire au Bundestag et, dans ce cas, le président apprécie. En 1983, le président Carstens, pourtant chrétien-démocrate, hésita, hésita même longtemps avant d’accepter le scénario proposé par un autre chrétien-démocrate, Helmuth Kohl.
Dans ces différents scénarios, Angela Merkel expédierait les affaires courantes jusqu’à la formation d’un nouveau cabinet. En 2013, techniquement, le Bundestag avait une majorité absolue de gauche, verts, SPD et Die Linke. En 2017, il n’y a pas de majorité autre que la grande coalition CDU-CSU et SPD. Des élections anticipées obligeraient une coalition à trois, voire quatre, partis.
De toute évidence, Angela Merkel a fait le mandat de trop. Elle n’a cessé de gagner par défaut, ou malgré ses erreurs, des élections législatives pourtant promises à la CDU. Il fallut, après chaque mauvaise campagne électorale, recourir à une coalition incertaine, avec les libéraux ou les socialistes. La grande coalition faite à contrecœur en 2017 ne va pas aller encore très loin. Le SPD continue de perdre des voix et seul un coup de barre à gauche avec les verts et Die Linke pourrait constituer une alternative politique sérieuse à gauche et mettre enfin le pays devant ses responsabilités. Cela n’est pas un bon signe pour l’Europe qui a pourtant un urgent besoin de voir l’axe franco-allemand à l’œuvre.