Ces mœurs qui vont plus vite que nous
Articles de la revue France Forum
Les idées dont on se sert sont des objets d’usage courant : elles doivent avoir beaucoup servi pour avoir, comme on dit, fait « leurs preuves » telle une marque de rasoir. Il en va tout autrement des mœurs. Leur nouveauté fait leur valeur, et non pas seulement par snobisme. Subies plutôt que voulues, elles sont toujours en avance sur les mentalités, mentalités que nous mettons, de plus, longtemps à reconnaître. Ce sont elles, et non pas les idées, qui nous montrent que nous sommes « dépassés ». À cela nous voyons que le monde change – et nous avec.
La jeunesse « conteste », l’Église, plus sagement, se conteste, la sexualité « explose », et les sexes, bizarrement, s’effacent, des mariages se voudraient collectifs et officiels, des grèves se veulent « sauvages », des ministres sont « interceptés », la société en devenant de « consommation » a honte d’elle-même mais consomme de plus en plus ; quant à la frontière entre le bien et le mal, elle s’abolit sans effort grâce au LSD, que d’aucuns réclament comme un droit de l’homme... Contestation, érotisme, drogue, hippies, contraception, éducation sexuelle, un nouveau glossaire de mots clés (mais ouvrant quelles portes ?) permettrait l’inventaire de ce réel nouveau dont nous participons.
Érotisme : les murs nous en parlent, quarante ans après Freud ; ce mot jadis nourri d’encre précieuse, dans l’enfer interdit des bibliothèques, voici que les enfants d’aujourd’hui peuvent l’apprendre avec l’alphabet, et la civilisation se charge vite de leur en apprendre le sens. Là plus qu’ailleurs, la peur d’être en retard fait souvent manquer le bon autobus et déboucher avec un quart d’heure d’avance dans une impasse, bien des femmes vous le diront, comme chante Brassens. Pourquoi s’indigner ? Je constate. Que certains effets de cet « état (ou étalage) de choses » soient ou puissent être bénéfiques, certes ; mais d’autres beaucoup moins, il faut aussi le constater. Toute la culture « de masse » publicité en tête baigne dans la sexualité. La « révolution sexuelle », que certains lient à la révolution tout court – et leurs raisons ne sont pas à négliger –, constitue, pour quelques-uns, une véritable obsession qui vient remplacer feue l’obsession sexuelle de jadis, produit du refoulement dû aux contraintes sociales décrites par Freud. Ces contraintes, du reste, s’exerceraient plutôt aujourd’hui en sens inverse. Mais ne reste donc pas pucelle, ce film très récent donne assez bien le « la » de cette musique de chambre (de mineure...). Quel père de famille n’a pu constater que le besoin, pour sa fille, de ne pas le rester (pucelle...), au contraire de la génération d’avant, relevait beaucoup plus du besoin de faire comme tout le monde que de celui de braver les interdits ou simplement de « vivre sa vie ». En certains cas, le besoin d’avoir un ou une petite amis à seize ans s’apparente à celui, non moins impérieux, de posséder une vespa, un électrophone ou la dernière blouse à la mode – de quoi aurais-je l’air si je ne l’avais pas ? Ce besoin ne semble donc, parfois, sexuel que comme corollaire d’un besoin plus général et plus lancinant : celui de se sentir exister, ou plutôt de compenser d’une façon efficace le sentiment de ne pas exister et l’angoisse qu’il en résulte – à moins qu’elle ne le précède. On se rassure ainsi d’éprouver cette « difficulté d’être », dont on accuse la société. [...]
Devant ce peu romantique mal du siècle, les autorités s’interrogent, passant du rigorisme au libéralisme et vice versa. Elles entendent protéger la jeunesse contre un phénomène qui a plusieurs visages : libération, sexualité, licence, débauche, pornographie, obscénité. Mais la jeunesse ne veut pas être protégée et proteste par ailleurs que ce n’est pas elle mais les « vieux » qui fréquentent les « pornoshops » de Copenhague. L’exposition pornographique dans cette ville – un record dans le consternant, sinon dans le ridicule – a pourtant fait ses affaires avec toutes les classes d’âge (entrée gratuite aux femmes et jeunes filles, ce qui en dit long sur le but qu’elle proclamait de libérer, ces dernières...). [...]
Qu’on s’en indigne ou s’en attriste, ou s’en attriste voire qu’on s’en réjouisse, une chose est certaine : une telle Foire du sexe était-elle seulement imaginable il y a deux ans ? Tout cela va si vite, chacun se sent balancer entre la crainte du ridicule, s’il critique, et la concession du libertinage, s’il ferme les yeux (façon de parler !) et n’est qu’à demi rassuré par l’accoutumance qu’il en prend ou la lassitude qu’il en éprouve. C’est qu’en back ground, ou plutôt en gros plan de la « révolution sexuelle », d’autres problèmes, du strict ressort du législateur sinon du moraliste, et redoutables, engagent l’avenir : contraception, avortement, homosexualité, droit du vice, droits de l’art et de la publicité dans l’exploitation commerciale du sexe, réglementation des hallucinogènes, etc. Devant ces questions, les pays d’europe s’interrogent, révisent leurs concepts, cherchent un équilibre, c’est-à-dire des lois assez libérales pour éviter des mœurs trop libertines (ou libertaires), assez strictes pourtant pour que la masse des citoyens puisse s’y retrouver, c’est-à-dire puisse muter sans se décomposer. [...]
La liberté est d’un usage de plus en plus explosif – et elle est toujours plus nécessaire, c’est-à-dire plus exigée. Car c’est cela la leçon des révolutions : l’exigence de justice est l’exacte mesure de sa nécessité. Plus que jamais, chacun sent que, quand tout est permis, rien n’est possible, mais que, quand rien n’est permis, tout est possible. Chaque problème n’est qu’un aspect d’un pari global. [...]
À moins que demain la société des hommes de quarante ans, qui en ont vingt aujourd’hui, soudain saisie de panique devant les effets banalisés de tant de libertés obtenues et usées, ne fabrique pour se protéger d’elle-même des lois, sexuelles ou syndicales ou de presse des plus réactionnaires. Ne soyons pas pessimistes. Mais il faut avouer qu’il y a là de quoi nourrir – valablement – le pessimisme bien connu de la jeunesse d’aujourd’hui, qui s’exprime ingénument par des condamnations sans appel qu’elle profère. Si tel était le cas, si cette « péripétie » arrivait, cela ne condamnerait nullement la révolution en cours, qui s’oriente vers la liberté. Cela prouverait seulement que l’homme s’est laissé dépasser par ses mœurs, que l’humanité n’a pas su se contrôler – se contrôler, ce qui, par parenthèses, est une condition de ce fameux érotisme...