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Danser sur les ponts

Articles de la revue France Forum

Sur le pont du Yangzi, on y danse, on y danse...

Dans ma vie, j’ai franchi bien des ponts. En voiture ou en autobus, j’ai franchi des ponts majestueux qui enjambent des fleuves immenses ou même des bras de mer. Sur le delta du Yangzi, il est parfois difficile de distinguer le fleuve de l’océan… En France, dans mon enfance, j’ai rêvé accoudé sur le parapet de petits ponts de pierre robustes comme un âne. À Taiwan, dans les districts de montagne, j’aimais beaucoup franchir les longs ponts suspendus, éprouver leurs bambous balancés sous mon pas. Il m’est arrivé, au sud-ouest de la Chine, en bordure du Tibet, de franchir des ponts formés d’un seul tronc jeté sur le torrent, solidement accroché d’une main à qui me précédait et de l’autre à qui me suivait...

Sur les ponts, j’ai souvent éprouvé l’envie de danser (sauf, pour être tout à fait honnête, quand le pont n’était formé que d’un seul tronc). Le pont est cela qui sépare le moins l’homme du vide et l’homme éprouve au coeur le désir de danser sur le vide même, de danser sans appui, une danse qui exprime l’essence la plus profonde de son être sans qu’il ait besoin de nul parquet où retomber. Oui, le pont est la plus belle des pistes de danse, avec le ciel au-dessus et l’eau qui danse en dessous. Le philosophe Zhuangzi disait partager la joie des poissons du simple fait de se trouver juste au-dessus d’eux ; là, sur le pont. Il me semble que Zhuangzi, à cet instant, éprouvait, lui aussi, le désir de danser. Il ne pouvait éprouver la joie des poissons ailleurs que sur un pont. Même s’il avait été dans l’eau avec eux, la joie n’aurait pas été aussi grande, car l’eau est un élément qui, pressé contre nous, se fait obstacle. Sur un pont, l’homme est juste à sa place : avançant, contemplant, dansant entre ciel et abîme.

Nous ressentons aussi la magie des ponts parce que ces derniers représentent l’effort que les individus, les groupes et les peuples doivent  entreprendre en permanence pour se rejoindre, l’effort qu’ils doivent fournir pour passer d’une rive à l’autre. On compare souvent la rencontre interculturelle à un pont ; et la comparaison est juste, à condition de bien comprendre qu’il s’agit de se retrouver au milieu du pont. Chacun risque la moitié du chemin, chacun éprouve le tangage du pont, le léger vertige du vent, et les deux interlocuteurs se rejoignent au milieu, fiers d’avoir fait chacun sa part de l’effort, alors capables de parler ensemble, d’admirer à l’unisson le ciel et l’eau, de danser de concert sur ce fil fragile lancé entre la mort et la vie. Le pont n’est-il pas aussi le lieu de rencontre préféré des amoureux ? Même si, parfois, le passage de l’eau les emplit de mélancolie... Les ponts, espace éternel et fugace.

Oui, j’aime les ponts. J’aime les ponts des capitales européennes, quand la lune se lève sur les fleuves auxquels elles ont attaché leurs noms. J’aime les ponts de liane dans les montagnes de Chine quand la même lune est dérobée par un nuage. J’aime les ponts immenses aux abords de Shanghai, qui franchissent des bras de mer sans qu’on aperçoive vraiment où commence et où finit l’eau. J’aime les ponts minusucles des jardins japonais, qui s’arrêtent d’un coup au milieu de l’étang. J’aime tout autant les ponts qui ne mènent à rien que ceux dont l’immense structure métallique est lancée vers une rive lointaine et pleine de promesses. J’aime tellement les ponts que j’éprouve comme un pincement de regret quand j’arrive de l’autre côté. Je voudrais rester au milieu à contempler la lune, le nuage, le ciel, et à partager la joie des poissons, les poissons qui dansent en rond tout autour du pont.

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