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La cour de justice des communautés européennes

parRobert LECOURT

Articles de la revue France Forum

Extrait du n° 92, décembre 1968

La cour de justice des Communautés européennes a donc dix ans. Elle triche, il est vrai, quelque peu sur son âge. née il y a quinze ans déjà, dans un rude berceau de charbon et d’acier, elle n’en avoue que 10 aujourd’hui, non par une coquetterie qui l’inciterait à contester les rides du temps, mais parce que tel est son authentique état civil, au titre des trois Communautés. […]

Qui voudrait prendre la mesure exacte de la consistance de la trame communautaire en voie de se former devrait soigneusement observer la nature des litiges plaidés à cette barre.

Déjà, un simple regard en arrière sur les 633 instances engagées, ou les 529 affaires, terminées par un arrêt, plaidées au cours de plus de 1 500 audiences depuis les origines, ne révélerait pas seulement l’équilibre d’un contentieux qui, compte tenu de la dimension et de la complexité des intérêts en jeu, a fait échapper la Cour de justice des Communautés européennes aux périls opposés du vide et du trop-plein. On découvrirait aussi, à travers un assez vaste champ d’observation jurisprudentielle, comment, aux points de rencontre du droit public ou du droit privé, du droit interne et du droit international, l’économie a fécondé le droit, pour donner le jour à un ensemble de principes et de règles, connu sous le nom de « droit communautaire ». On observerait surtout avec quelle rigueur s’enchaîne, à partir de la notion de Marché commun, la triple nécessité, et d’une loi commune, et d’une interprétation uniforme de celle-ci, et de sa primauté sur toute source interne de droit. 

C’est précisément à l’articulation de ces trois éléments essentiels où se noue le Marché commun, que peut être appréciée l’œuvre de la Cour de justice des Communautés européennes. […]

Que la loi commune soit la pierre angulaire de toute communauté est une constatation assez privée d’originalité pour qu’on ne puisse s’étonner de la trouver à l’origine de toutes les lignes de force de la jurisprudence communautaire.

Cependant, il n’était pas gagné d’avance le « pari » de conférer autorité à un tel droit, confié à la garde d’une Cour composée d’hommes aussi divers par leur nationalité, leur expérience et leur formation juridique. […] Bien que maints obstacles restent encore à surmonter, il n’en est pas autrement depuis que Conseil, Commission, Etats membres, juridictions nationales et particuliers s’adressent à une juridiction commune pour entendre dire le droit. Pas un Etat qui, en dix ans, n’ait été partie ou intervenant à cette barre !

Et si, à seize reprises depuis les origines, la Cour a pu être saisie de possibles manquements d’Etats membres à la loi commune, aucune de ses décisions n’est restée sans effet. Ceux qui seraient tentés de s’étonner reconnaîtront avec le mémorialiste que « les lois désarmées tombent dans le mépris  ». De même que l’Etat national saperait, en effet, l’ordre juridique qui fonde son propre droit en refusant exécution aux arrêts de ses propres juridictions, de même la loi commune cesserait de l’être si les arrêts communautaires pouvaient demeurer lettres mortes.

Or, l’autorité de ce droit, loin de rester confinée aux rapports entre Etats et institutions communes, s’est aussi imposée dans l’ordre interne ; ce ne sont pas seulement les Etats, mais leurs ressortissants qui commencent à se prévaloir des dispositions directement applicables du droit communautaire ; ce sont les juridictions nationales qui, de plus en plus, les mettent en œuvre. […]

Comment, en une décennie pour le Marché commun –  quinze pour le Charbon et l’Acier – une mutation aussi profonde fut-elle possible  ? Pourquoi cette soudaine éclosion d’un droit commun à six Etats, que toutes les traditions étaient de nature à contrarier ?

Le juriste se bornera à observer que le droit nouveau n’est pas pour les états un droit extérieur. il est leur œuvre, soit par les traités dont ils sont signataires, soit par les institutions auxquelles ils participent […].  L’économiste observera que si, pour vivre, survivre et prospérer, l’économie moderne avec ses exigences dimensionnelles, appelait l’édification d’un Marché commun, le but imposait les moyens : il n’était pas d’unité de marché sans une unique règle de jeu. […]

Ces principes n’ont d’ailleurs cessé depuis lors d’être confirmés par la pratique, comme on peut encore l’observer dans le traité du 8 avril 1965 dont l’intention déclarée est de « progresser dans la voie de l’unité européenne ». Que de règles communes le législateur communautaire n’a-t-il pas, pour sa part, élaborées ? Un ensemble de 3 846 règlements et décisions de portée générale – dont 862 émanant du Conseil –  directement applicables dans tous les Etats membres, ont reçu valeur de loi commune. […]

Et d’abord la nécessité d’assurer à la loi commune une identique application d’une extrémité à l’autre du  territoire commun. Mais combien de doutes de tels mécanismes pouvaient-ils, a priori, éveiller ? Parviendrait-on jamais à faire jouer une procédure aussi neuve dans l’ordre plurinational ? Si oui, la Cour ne serait-elle pas submergée par un flot de demandes d’interprétation inutiles ou dilatoires ? […]

On craignait que cette procédure demeurât inutilisée : en moins d’une décennie, tous les Etats membres ont vu leurs juridictions y recourir. Pas un qui soit resté à l’écart ! […] 

On craignait le coût élevé de cette procédure : elle est gratuite ; qu’elle dégénérât en abus : c’est ce que nient les cinquante-quatre demandes d’interprétation reçues, en sept ans d’application effective, de vingt juridictions néerlandaises, dix-huit allemandes, six belges, cinq françaises, trois italiennes et deux luxembourgeoises.

On craignait des retards dans le déroulement des procès : 5 à 7 mois seulement (vacances judiciaires comprises) suffisent à la Cour […] pour répondre aux questions posées […]. Si ce délicat mécanisme a connu un rodage aussi équilibré, il en faut chercher la cause dans une conjonction remarquable entre de judicieuses dispositions institutionnelles et l’esprit de coopération qui a animé les cours et tribunaux des Etats membres de la CEE. […]

Est-ce dire que le droit communautaire soit parvenu à son terme ? Certainement pas ! Une prudente maxime enseignait déjà il y a trois siècles que « la sied aux grandes entreprises » à plus forte raison lorsque celles-ci demeurent. Le droit communautaire est une création continue. il sera ce que états et institutions en feront. Il peut s’épanouir s’il est nourri par une sève législative et judiciaire vigoureuse. Il peut, s’il n’est pas alimenté, s’étioler et dépérir.

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