Le « citoyen connecté » peut-il changer la démocratie ?
Articles de la revue France Forum
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Le diagnostic est maintenant largement partagé : la démocratie, au moins dans sa forme représentative, serait « malade », à bout de souffle. Elle serait débordée par la défiance exprimée par des citoyens réfugiés dans l’abstention et prêts à se mobiliser dans la rue pour venir contester les décisions prises par des gouvernants en manque de légitimité. Ce constat de crise est connu de longue date et les historiens de la démocratie comme Pierre Rosanvallon1 rappellent, à juste titre, que ce sentiment d’incomplétude est aussi ancien que la démocratie elle-même. Sans compter que rarement un malade aura vu autant de docteurs à son chevet : on ne compte plus les propositions de transformation institutionnelle, les réflexions théoriques sur l’implication des citoyens pour venir redynamiser son fonctionnement2…
Le dernier remède en date serait de laisser une place forte à l’expérimentation démocratique, notamment en faisant appel aux outils numériques pour renouveler la culture démocratique des citoyens et proposer de nouvelles formes d’implication dans la vie politique. C’est dans ce contexte que se développent les « civic tech », les technologies numériques ayant pour objectif de transformer le fonctionnement démocratique et, a priori, l’améliorer en offrant la possibilité aux citoyens d’agir directement sur la chose publique. Pourtant, malgré leur aspect attrayant, il semble illusoire de penser qu’on puisse transformer véritablement la démocratie par le biais des outils numériques. Difficile de confier aux technologies le soin de permettre à elles seules l’accès égal de tous les citoyens à la décision3. Il est nécessaire de rappeler que le numérique est, avant tout, une innovation technologique et que, comme toute innovation, il suscite un discours de rupture qui induit « un avant et un après » radicalement transformés (on parle alors de discours « disruptif »). Les promesses sont nombreuses, notamment du fait de la capacité de l’innovation technologique à jouer sur les distances et les temporalités pour mettre à mal les formes de représentation et affaiblir les corps intermédiaires dans différents domaines. C’est ce phénomène que certains qualifient maladroitement d’« uberisation ». Plus généralement, ce terme désigne l’exploitation des potentialités du numérique pour changer les règles d’un marché de manière à faire émerger de « nouveaux » acteurs capables de donner aux consommateurs un accès plus direct au service final. Après la location immobilière, l’échange de biens culturels, ce serait désormais au tour de la démocratie de faire face à un « tournant collaboratif », de se faire « uberiser »… Dans ce tournant, comme ailleurs, de nouveaux acteurs font leur apparition et tentent de se faire une place sur le « marché de la démocratie ». Pour le dire autrement, des acteurs économiques, souvent des start-up ou des associations porteuses de services, investissent le champ du domaine public en accompagnant leurs actions d’un discours marketing utile pour se faire une place sur ce marché concurrentiel.
FAIRE APPEL AUX OUTILS NUMÉRIQUES. Mais la démocratie n’est pas un marché comme les autres et un député n’est pas un prestataire de services qu’on pourrait évaluer et noter dans une démarche individuelle ; avoir le meilleur « produit » technologique ne suffit pas à transformer la démocratie et à produire un empowerment des citoyens suffisant pour que ces derniers puissent participer à la décision. L’illusion principale à éviter est celle que Evgeny Morozov qualifie de « solutionnisme technologique ». Celui-ci dénonce le fait que les discours sur le numérique laissent penser que des problèmes peuvent être réglés « en 3 clics ». Or, une procédure démocratique ne peut être réduite à une question de méthode, être uniquement incarnée par des outils. Par essence, elle repose sur la discussion entre des citoyens mobilisés pour répondre à une situation problématique, sur une richesse d’interactions qu’on ne peut pas sérieusement envisager de réduire à des flux d’informations contenus par une application mobile. Doit-on pour autant renoncer à utiliser des outils numériques en politique ? Là encore, la réponse est non. L’enjeu est plutôt de réussir à ne pas prendre pour acquis les discours « tout faits » et de réussir à mobiliser les outils au service d’un projet politique – et non pas en tant que projet politique. Ce n’est pas l’outil en soi qui est politique, mais l’usage que l’on en fait.
Replacé dans cette perspective, le concept de « citoyen connecté » peut avoir du sens. Les outils numériques peuvent alors être utilisés pour permettre aux citoyens d’avoir un mode d’expression directe, de peser sur l’agenda politique, d’interpeller les élus, voire de renouveler la classe politique… Les exemples sont nombreux, en France et à l’étranger. On peut ainsi parler de l’initiative Meu Rio4 au Brésil qui articule plateforme en ligne et campagne de terrain pour faire remonter les revendications des habitants des quartiers populaires de Rio et faire pression sur leurs élus. en France, le projet Parlement et Citoyens5 permet de discuter en ligne des projets de loi portés par des députés et qui seront, ensuite, présentés à l’Assemblée nationale. Dans un autre registre Voxe.org6 est un outil de comparaison de programmes électoraux.
Ces initiatives posent des questions politiques fondamentales et interrogent sur la capacité de changer le système en pesant, depuis les marges, sur son fonctionnement. La question ne date pas d’hier : un « coup d’Etat citoyen »7 peut-il avoir lieu sans prendre le contrôle des institutions ? Le numérique ne fait que lui donner une nouvelle actualité.
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1. La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil, 2008.
2. Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie, Le Seuil, 2008.
3. Robert Dahl, On democracy, Yale university Press, New Haven, 1998.
4. https://www.meurio.org.br/
5. https://parlement-et-citoyens.fr/
6. http://www.voxe.org/
7. Elisa Lewis et Romain Slitine, Le coup d’État citoyen, La découverte, 2016.