Le temps des architectes
Articles de la revue France Forum
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Jamais l’Union européenne ne s’est trouvée dans une telle situation critique, attaquée de toutes parts au sein des États membres par des forces politiques qui remettent en question son utilité et, par conséquent, son existence même. Jamais les institutions européennes n’ont été aussi peu capables de fédérer les chefs d’État et de gouvernement pour proposer une nouvelle espérance aux citoyens et un projet à même de mobiliser les jeunes. Qu’il s’agisse du fonctionnement de l’Union économique et monétaire et de l’euro, monnaie commune à 19 d’entre eux, de l’achèvement du marché intérieur, des politiques communes telles que la politique agricole commune, du fonctionnement de l’espace Schengen, du processus d’élargissement ou de la politique de sécurité et de défense commune, l’impression diffuse est celle d’une succession de crises, rendant les acquis de la construction toujours plus fragiles. Comme si l’édifice d’ensemble, à la veille du 60e anniversaire du traité de Rome, risquait d’être abandonné, lentement, faute de résultats suffisamment convaincants.
La Commission européenne est à la peine. Pour rester mesuré dans le jugement. Son président, Jean-Claude Juncker, peut difficilement plaider l’inexpérience pour justifier sa faible empreinte dans les débats actuels. Pourtant, la composition de son équipe pléthorique n’a jamais été aussi solide, avec des anciens Premiers ministres, des anciens ministres des Affaires étrangères et autres parlementaires européens. D’autant que la désignation de l’ancien Premier ministre luxembourgeois par le Conseil européen tendait à politiser l’exercice, suivant en cela le résultat des élections européennes de mai 2014, peu mobilisatrices. La première de ses priorités, un vaste plan d’investissement de 315 milliards d’euros, concession keynésienne faite au parti S&D (socialistes et démocrates), peine à mobiliser les énergies économiques dans les États membres. Plus encore, la proposition de ré-allocation de 160 000 demandeurs d’asile (un dixième du nombre de migrants effectivement arrivés sur notre continent) faite au cours de l’été 2015 n’a suscité que fortes résistances, notamment dans les pays du Visegrad, et aimable dédain par les autres, dont la France.
Si l’euro a réussi à passer le cap de la crise financière, puis grecque, grâce à l’action intelligente et résolue du président de la Banque centrale européenne, la coordination des politiques économiques et budgétaires reste encore trop au bon vouloir des États membres. La France est le seul pays en procédure de déficit excessif depuis 2009, avec des « déséquilibres macroéconomiques excessifs nécessitant des actions décisives et une surveillance renforcée » en 2016 : une dette publique de 96 % (au lieu de 60 %) et un déficit public de 3,8 % (au lieu de 3 %) pour ne citer que les deux indicateurs les plus évidents. Pour quelles raisons nos partenaires européens devraient encore croire la parole du président de la République, puisque nous ne respectons pas les règles dont nous nous sommes dotés collectivement ? La France n’a-t-elle pas, par trois fois, repoussé le délai qui lui avait été accordé, ne respectant pas les règles communes ? Comment peut-on alors espérer, lorsqu’est invoquée la solidarité dans le domaine du terrorisme et de la sécurité, une forte implication immédiate de nos partenaires ? Une telle légèreté face à nos obligations européennes communes pourrait tout aussi bien être relevée chez tous nos partenaires, y compris allemand : lorsque ce dernier décide, seul, un virage complet quant à sa production énergétique, ou devant ses réticences à prendre les mesures que la Commission européenne préconise en raison de sa situation en déséquilibre macroéconomique (réduire son excédent de balance courante) ou en matière migratoire… Le peuple britannique pourrait paradoxalement donner le premier élément de réponse à la nécessaire recomposition institutionnelle de l’Europe. Les architectes européens devront se lancer dans un nouvel exercice périlleux qui sera, de toute évidence, celui de la toute dernière chance.