Libres réflexions à partir des drogues hallucinogènes
Articles de la revue France Forum
Extrait du n° 75, octobre 1966
La découverte des drogues hallucinogènes est récente. Elle est le fruit de la prospection systématique, entreprise par les pharmacologues, pour découvrir les secrets des traditions séculaires et des pharmacopées empiriques. Car la médecine traditionnelle de chaque peuple et de chaque civilisation reflète fidèlement les mythes, les croyances, les besoins matériels ou spirituels propres à cette part et à cet âge de l’humanité. Ainsi, dès l’origine, l’Orient et l’Occident se distinguent par la nature des drogues qu’ils utilisent.
L’oriental satisfait son besoin de détachement et de contemplation en s’aidant de drogues sédatives, qui freinent l’agitation de l’esprit et facilitent aux sages l’accès du Nirvanah. Il apporta ainsi au monde l’opium, le chanvre indien et, plus récemment, le ranwolfia. Gandhi prenait chaque soir, dit-on, une infusion de cette herbe sacrée des bords du Gange, dont les alcaloïdes sont utilisés aujourd’hui dans le monde entier : neurosédatifs et dépresseurs, ils diminuent l’angoisse, réduisent l’agressivité et ouvrirent il y a quelques années, ce que l’on appellera peut-être un jour, l’ère des tranquillisants.
L’occidental est un homme d’action ; il aime les réalisations concrètes, développe ses techniques, recherche l’animation et le rythme. Dans les dispositions de l’esprit, peu de choses différencient en profondeur l’ardeur gestuelle du danseur africain et l’ardeur psychique de l’homme d’affaires moderne, que les Américains qualifient très judicieusement du terme sportif de « manager ». Mais tout les différencie, l’un et l’autre, du sage hindou, maintenant durant des heures une posture yoghique. La comparaison des exercices physiques est d’ailleurs très suggestive : ici, gymnastique individuelle ou de groupe rapide et rythmée, visant au développement musculaire et à la perfection de la plastique corporelle. Là, exercices solitaires, mouvements lents et coulés du yoga, tendant à la sérénité intérieure et à la prise de possession de soi. À ce point de vue aussi, l’Européen ressemble davantage à l’Africain de la brousse qu’à l’Hindou des bords du Gange, comme en témoigne le rythme fébrile et proprement sauvage des danses modernes, venues d’outre-Atlantique… et du fond des âges. Rien de tel dans les anciennes traditions de l’Orient.
Spontanément, l’occidental a donc recherché dans la nature des drogues capables d’accroître son rendement musculaire et nerveux. L’Afrique a donné au monde le café, et l’on y consomme toujours la fameuse noix de kola, dont la mastication améliore l’utilisation des ressources énergétiques de l’organisme. Le Gabon fournit les racines d’iboga qui produisent les mêmes effets « défatigants ». Les alcaloïdes de l’yohimbe sont réputés développer l’appétit sexuel. […]
L’Amérique latine possède des drogues à caféine qui lui sont propres : maté et guarana. Elle est la terre d’origine du quinquina, drogue « tonique » par excellence, mais aussi de la feuille de coca, dont la mastication représente pour les populations misérables des Andes péruviennes et boliviennes, le seul moyen d’échapper à la fatigue, et sans doute à la torture de la faim car la cocaïne supprime totalement cette sensation, sans posséder l’action dépressive qu’on lui attribue souvent.
L’Amérique du Nord, faute de passé et donc de traditions, n’a rien apporté de vraiment nouveau… tout au plus une justification à notre thèse. Car, en inondant l’univers de « Coca-Cola », elle a réalisé la synthèse des deux drogues prestigieuses d’Afrique et d’Amérique latine, créant ainsi une heureuse association thérapeutique, phonétique et publicitaire. La France est plus modeste, mais elle possède la quintonine, qui fait partie, de son patrimoine national. […]
Notre époque, il est vrai, bouleverse les traditions et compromet les équilibres acquis car voici que déferle l’énorme vague des tranquillisants. Passant de l’excitant du matin (ou à l’approche d’un examen) au dépresseur du soir, l’homme occidental d’aujourd’hui ébranle son système nerveux, que par ailleurs le rythme de sa vie moderne n’épargne guère. Mais l’oriental, lui aussi, compensait instinctivement les effets fâcheux des sédatifs par une grande consommation d’épices. Tant il est vrai que les contraires s’attirent ! […]
Dans une perspective plus immédiate et moins ambitieuse on décèle dans l’histoire du temps présent quelques manifestations spectaculaires de la puissance de l’Esprit. Pousser plus avant la confrontation précédemment esquissée entre l’orient et l’occident nous y aidera.
Il tombe sous le sens que nous évoluons comme si chacun de nous s’efforçait à tout prix de se fuir lui-même par la télévision et le transistor, le monde extérieur nous accompagne et nous environne sans relâche. Et partout alentour, c’est la recherche éperdue de biens et de satisfactions matérielles, l’apparition de besoins toujours nouveaux et jamais satisfaits qui nous font chercher sans cesse au dehors de nous-mêmes on ne sait quel impossible bonheur.
Toute différente est l’ambition du sage. Aussi seul sur les hauts plateaux du Tibet que dans les rues grouillantes de Calcutta, animé par une volonté intérieure ternie et résolue, indifférent au monde qui l’entoure, il s’efforce de conquérir la maîtrise d’un corps, considéré comme l’épiphénomène d’une plus vaste réalité. Il réussit ainsi à vaincre la douleur et les agressions du milieu extérieur.
[…] Plus orientées dans la dimension verticale et mystique que dans la dimension horizontale et humanitaire, les philosophies de l’Orient témoignent ainsi de la puissance de l’esprit. Elles déconcertent, intriguent, mais forcent l’admiration. Et l’on se prend à souhaiter une nécessaire synthèse, la rencontre de ces deux univers, la mise en commun de leurs valeurs, imaginant l’homme qu’engendrerait leur mutuelle fécondation.
Le christianisme, né à la frontière des deux mondes, en recèle les prémices. Car si l’Évangile est un message de paix dans la contemplation des réalités d’en haut, il est aussi un appel à transformer dès à présent la patrie humaine en marche vers ses destinées éternelles. Ces deux versants d’un christianisme authentiquement dialectique se sont affrontés et mutuellement fécondés tout au long de l’histoire. Et l’Église d’aujourd’hui continue à élever en son sein le « militant responsable, engagé », préoccupé « d’agir sur les structures » et le moine contemplatif qui, dans les Églises d’Orient surtout, vit immergé dans l’Esprit-Saint, parfaitement étranger aux affaires du monde.