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Politique d'immigration ou d'exclusion raciste ?

parJames COHEN, professeur à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3

Articles de la revue France Forum

Du melting pot à l’état d’urgence nationale.

Selon une lecture possible de la présidence de Donald Trump, il n’y aurait rien de véritablement nouveau, seulement la continuation ou la reprise, accompagnée certes d’un langage plus cru, de thèmes déjà familiers et d’orientations politiques déjà fixées par d’autres.


DES ORIENTATIONS POLITIQUES DÉJÀ FIXÉES PAR D’AUTRES ? ainsi, si l’immigration est le thème emblématique de Trump depuis son entrée en campagne en 2015, l’ambiance de crise entretenue autour du grand nombre de « sans-papiers » n’est pas, en elle-même, une nouveauté. elle s’est installée par étapes et va globalement crescendo depuis le début des années 1990. en 1994 déjà, le référendum Proposition 187 en Californie proposait de priver les « illégaux » de tout accès aux services sociaux (la mesure a triomphé électoralement, mais a été jugée en grande partie anti-constitutionnelle puisque le statut des étrangers relève de l’état fédéral). Si Trump a porté au paroxysme le fantasme du « mur » de séparation, la construction de barrières et la militarisation des dispositifs de surveillance à la frontière a commencé également il y a un quart de siècle. Cette dynamique a commencé sous la présidence d’un démocrate, Bill Clinton (1993-2001), avec la construction, dès 1993, d’une barrière entre san Diego (Californie) et Tijuana (Basse-Californie). La loi dite Secure Fence Act, votée sous George W. Bush en 2006 – soit onze ans avant l’arrivée de Trump –, avec le soutien d’une partie des élus démocrates, a autorisé la construction de 1 000 km de barrières. L’intransigeance en matière de régularisation des immigrés irréguliers n’est pas nouvelle. Dès 2005, la majorité républicaine de la Chambre des représentants avait voté un projet de loi – non repris par le Sénat – qui visait à criminaliser un peu plus l’immigration illégale et les actes de solidarité envers les migrants en situation irrégulière tout en excluant toute mesure de régularisation. s’il est vrai qu’avant Trump aucune administration n’a séparé des parents de leurs enfants en détention, les expulsions  u rythme de centaines de milliers par an sous George W. Bush et Barack Obama se traduisaient fréquemment par la séparation des familles. Les centres de détention pour enfants – mal équipés, mal et sousencadrés – sont une innovation de l’administration Trump bien que, sous ses deux prédécesseurs, les expulsions de mineurs non accompagnés aient été pratique courante et les conditions dans les centres de détention publics ou privés, maintes fois dénoncées comme inhumaines1.

En somme, Trump n’aurait pas proposé grand-chose de nouveau, il se serait seulement distingué en s’engageant plus vite, avec plus de fermeté, dans une voie déjà tracée : celle de la répression de l’immigration irrégulière. Cette interprétation paraît fondée sur des faits irréfutables, mais elle ne fournit qu’une interprétation tronquée du comportement de l’administration Trump. Par naïveté ou par hypocrisie – lesdeux cas de figure existent –, elle banalise l’effet Trump en minimisant la gravité des changements que son administration  est en train d’opérer. Non seulement la politique d’immigration, mais aussi les fondements de la République américaine sont remis en cause.

La loi d’immigration de 1965 a aboli le système de quotas par régions du monde afin, théoriquement, d’aligner les critères en matière d’admission des immigrés sur les normes d’égalité de traitement établies par la grande loi sur les droits civiques adoptée sous la présidence de Lyndon Johnson. en réintroduisant des distinctions d’origine, Trump opère une régression qui déforme le sens de la citoyenneté. La « nation civique » subit une défaite, la « nation ethnique » tente de reprendre le dessus.


UNE POLITIQUE DE « TOLÉRANCE ZÉRO ». Le monde entier est témoin de ce qui se passe depuis le début du mandat de Trump à la frontière entre les états-Unis et le Mexique : mise en oeuvre d’une politique de « tolérance zéro » à l’encontre des migrants centraméricains qui sont, pour la plupart, des réfugiés fuyant la violence endémique de leur pays ; stigmatisation de ces réfugiés comme des agresseurs ; multiplication des obstacles afin d’empêcher les demandeurs d’asile d’accéder au territoire étatsunien ; et, pour ceux qui y parviennent, multiplication des violations des droits humanitaires : séparation des familles, conditions inhumaines dans les centres de détention (vingt-quatre migrants sont morts en détention entre janvier 2017 et juin 20192). Pour mieux créer une ambiance de menace sécuritaire, alors que le nombre d’immigrants arrivant à la frontière était en baisse, Trump a déclaré, en février 2019, un « état d’urgence nationale », d’une constitutionalité douteuse, en ordonnant aux forces armées d’installer des fils barbelés sur les barrières. Le Mexique, pays voisin, subit de fortes pressions – notamment la menace de tarifs douaniers sur tous les produits exportés aux états-Unis – pour bloquer les flux migratoires dont il n’est plus, depuis quelques années, la source principale. Ceci est arrivé à un moment où le nouveau président mexicain, andrés Manuel López Obrador, s’efforçait au contraire de démilitariser la question migratoire en insistant sur le droit de tous les migrants et réfugiés à un traitement humain.

Bien entendu, l’administration Trump n’accepte aucune responsabilité pour les flux qui se produisent depuis l’Amérique centrale. Il faudrait pour cela reconnaître les sources des violences que les migrants fuient et le rapport de celles-ci à toute une histoire de relations de dépendance et d’intervention militaire qui font de ces pays, depuis plus d’un siècle, des semi-colonies des Etats-Unis. Certes, ni les républicains ni les démocrates au pouvoir ne se sont jamais attaqués aux sources du problème. Cependant, Trump va beaucoup plus loin dans le déni de la réalité en traitant les pays d’origine comme des adversaires et en menaçant de leur imposer des sanctions.

Contre les 10,5 millions d’immigrés irréguliers présents aux Etats-Unis selon le Pew Research Center (14 % de moins qu’en 2017), l’administration Trump multiplie les vexations : reprise, comme à l’époque de George W. Bush, des raids sur les lieux de travail ; grands effets d’annonce conçus pour terroriser les immigrés (expulsions, etc.) ; suppression des mesures de régularisation temporaire prises par des administrations antérieures afin de protéger les Centraméricains et les jeunes de l’expulsion.

Les abus commis contre les immigrés et les réfugiés sont tout sauf des « bavures ». La politique de « tolérance zéro » est systématique et se veut fortement dissuasive (mais ne parvient jamais à l’être puisque ceux qui fuient leur pays n’ont souvent pas le choix). Loin d’être un pur produit des fantasmes du président, cette politique résulte d’une stratégie délibérée conçue par un conseiller, Stephen Miller, clairement identifié comme un xénophobe et un ethnonationaliste blanc3.

Dès son entrée en campagne en 2015, Trump a désigné les Mexicains et les Musulmans comme des catégories indésirables. Il cherche, bien entendu, à doubler sur leur droite des rivaux républicains qui tiennent un langage plus policé. Mais son racisme ne s’arrête pas au discours et ses effets ne se limitent pas aux immigrés irréguliers : des immigrés « légaux » et des citoyens latinos ou musulmans sont également menacés. L’administration Trump tente d’opérer un retour vers une époque supposée révolue d’exclusion raciste. Les résistances à cette dynamique sont fortes et multiples, mais seule la défaite de Trump en novembre 2020 peut empêcher les Etats-Unis de persister dans cette voie inquiétante et dangereuse.

 


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1. Bill Ong Hing, American Presidents, Deportations, and Human Rights Violations: from Carter to Trump, Cambridge University Press, Cambridge, 2018.
2. « 24 immigrants Have Died in ICE Custody During the Trump administration », NBC News, 9 juin 2019.
3. Voir Jennifer Rubin, « The Ugly Face of ethno-Nationalists », Washington Post, 22 janvier 2018.

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