©Eric Koch / Anefo

Révolution ou crise sociale ?

parAndré LEBRETON

Articles de la revue France Forum

Les journées de mai-juin furent extraordinaires, exaltantes pour les uns, indignes pour les autres, déconcertantes pour tous. S’agit-il d’une révolution ? Selon certaines thèses, il s’agirait d’une véritable révolution, ou tout au moins – puisqu’apparemment elle a échoué – d’une sorte de répétition générale de la révolution victorieuse, ce que 1905 fut à 1917 ; ce serait en tout cas la preuve par les faits que nos sociétés apaisées peuvent connaître des situations révolutionnaires sous l’aiguillon de la jeunesse, substituée à la classe ouvrière dans le rôle de moteur de l’histoire.

Pour d’autres, la nature révolutionnaire des événements serait beaucoup plus douteuse. La « révolution » y serait « introuvable ». On aurait plutôt assisté à un immense défoulement, à un vaste psychodrame, à un « carnaval révolutionnaire », voire à une sorte de spasme d’une nature particulière puisque, pour François Mauriac, la jeunesse « se serait envoyée en l’air ». […]

La révolte universitaire a surpris par son ampleur et sa brutalité. Elle a éclaté comme un orage dans un ciel bleu, comme un ouragan dans une France qui « s’ennuyait ». Certes, on savait le malaise de l’université. […] On ne passe pas impunément, en vingt ans, de 60 000 à 600 000 étudiants, sans modifier les structures d’accueil. L’afflux des étudiants a, en effet, entraîné une grave dégradation des rapports enseignants-enseignés […]. Et puis 60 000 étudiants peuvent assez facilement prétendre aux emplois supérieurs. On pouvait dire alors, pompeusement, mais sans trop d’inexactitude, que les étudiants constituaient « l’élite » de la société. La grande majorité de ces 600 000 étudiants n’est évidemment pas destinée à diriger la société, mais seulement à lui fournir ses cadres moyens. Encore faudrait-il alors que soit assuré un certain « emboîtage » entre le débit de l’université et les capacités d’absorption de l’économie. Mais ce terrain favorable ne suffit pas à expliquer l’explosion. Le hasard, les circonstances ont joué un certain rôle et enfin l’idéologie du mouvement étudiant a su utiliser à la fois ce terrain et ces hasards. […] Cette idéologie prend appui sur le marxisme auquel se réfèrent constamment les leaders du mouvement. […] L’idéologie étudiante, au moins dans son aspect le plus dynamique, récuse la conception léniniste d’un parti incarnant la conscience révolutionnaire des travailleurs.

Par ailleurs, l’influence des idées proudhoniennes n’est pas à négliger dans l’aventure de Mai. La lutte contre le capitalisme ne doit pas être le fait d’une bureaucratie, mais des « producteurs immédiats », d’une démocratie directe des travailleurs et des étudiants. Tout en prenant appui pour l’essentiel sur le marxisme, l’idéologie de Mai prétend aussi le mettre à jour. Il ne s’agit pas de combattre les seules aliénations économiques, mais l’ensemble des aliénations sociales et culturelles : aliénation des gouvernés par rapport aux gouvernants, des administrés par rapport aux administrateurs, des étudiants par rapport aux enseignants, du consommateur par rapport à la publicité, de l’homme par rapport à la culture bourgeoise ; aliénations qui résultent de toute idée de subordination, de hiérarchie, de commandement, de savoir ou d’âge. Ce qui est visé, c’est la libération totale de l’homme, le développement de toutes ses potentialités par l’affranchissement de toutes les contraintes économiques, sociales et culturelles. D’où l’appel à l’imagination, à la créativité, à la spontanéité. Dès lors, il ne s’agit plus seulement de réformer l’université, ni même de faire une révolution sociale en substituant la classe ouvrière à la bourgeoisie, mais bel et bien de « changer la vie », ce qui implique la contestation radicale de notre société, désignée sous le vocable de « société de consommation ».

Ce vocable a nui au mouvement étudiant, car il a laissé croire que sa critique portait sur la consommation en tant que telle, qu’il préconisait une austérité incompréhensible, choquante en tant qu’elle émanait de gens assez bien pourvus en général et s’adressait à des salariés dont le principal regret est de ne pouvoir davantage « consommer ».

En fait, la critique met en cause la société non en ce qu’elle est capable de produire des biens en abondance, mais en ce qu’elle est « technocratisée », totalisante, étouffante, en ce que l’abondance – d’ailleurs inégalement répartie – n’est acquise qu’au prix de contraintes sociales et culturelles jugées exorbitantes. […] Cette critique a trouvé sa forme la plus systématique dans deux ouvrages qui, même s’ils n’ont pas été lus par les étudiants révolutionnaires, les ont quand même inspirés, tant il est vrai que ces idées sont « dans l’air ». Il s’agit de L’Homme unidimensionnel de Herbert Marcuse et de La vie quotidienne dans le monde moderne de Henri Lefebvre. Pour Marcuse, notre société communiste ou libérale, soumise à la rationalité technologique, devient close, fermée sur ellemême, capable d’absorber les forces de contestation ou de dépassement. La rationalité technologique impose l’unicité des solutions, supprime les alternatives. La maîtrise croissante de la nature, la réussite technique fait coïncider, dans la conscience collective, le réel et le possible, le prévisible et le rationnel.

Or, la tension entre le réel et le possible, a jusqu’ici sous-tendu le progrès. Le refus d’accepter le réel, l’effort de recréation du monde qui apparaît notamment dans l’œuvre d’art, tient l’humanité en haleine en lui proposant des défis. Supprimer cette tension et la société renonce au progrès pour se contenter de la croissance. Mais la croissance ne modifie pas dans sa nature une société qui demeure foncièrement conservatrice. Cette société du bonheur par le consommateur peut paraître harmonieuse, apaisée. C’est en réalité une société fondée sur la violence et dont la rationalité n’est qu’apparente. Basée sur l’efficacité technique, elle organise le gaspillage par l’obsolescence. Elle accumule des armements de mort, elle allume la guerre et déverse la destruction à sa périphérie. À l’intérieur, elle repose sur la férocité de la compétition économique, conditionne les esprits par la publicité et les mass media, renonce à loger les hommes pour se contenter de les entasser, brutalise et enlaidit la nature, dirige la consommation vers le futile et la satisfaction des instincts élémentaires. Elle sécrète la violence raciale et l’écrasement des minorités économiques ou politiques. […] Cette mise en cause des sociétés modernes – qu’elles soient libérale ou communiste – est bien le dénominateur commun des révoltes estudiantines dont l’aspect mondial est très impressionnant. Tokyo, Séoul, Le Caire, Tunis, Varsovie, Prague, Belgrade, Paris, Milan, Berlin, Londres Berkeley, Colombia, Mexico, Montevideo ont été le théâtre des manifestations estudiantines, ce qui témoigne surabondamment de la mondialité de la révolte de la jeunesse contre des sociétés si parfaitement fermées sur elles-mêmes qu’elles bloquent tout espoir de dépassement. Invoquant le marxisme à l’Ouest, les libertés individuelles à l’Est, la jeunesse estudiantine utilise d’instinct l’idéologie qui conteste les bases de la société dans laquelle elle se trouve. […]

Pour revenir à la situation française, la critique de la société, fondée ou non, n’avait pas de chance d’être comprise par les autres couches de la population. […] Le message des événements de mai-juin vient trop tôt. Il inquiète et scandalise, non parce qu’il s’incarne dans la violence, mais parce que le but et le sens de cette violence ne sont pas perçus. Des agriculteurs qui assaillent une sous-préfecture pour obtenir une augmentation de leurs revenus, des ouvriers qui se heurtent aux CRS pour des salaires plus élevés posent des gestes violents, mais clairs. Tandis qu’incendier des voitures pour « changer la vie » pose le problème de la société de demain, non celui de la société d’aujourd’hui ! C’est pourquoi la révolte universitaire n’a pu communiquer sa force révolutionnaire à la crise sociale qui l’a accompagnée. 

France
Vie politique française
Jeunesse