Harmonie : l'apport asiatique
Articles de la revue France Forum
L'optimisme du cœur aura-t-il raison du pessimisme de la Raison ?
En février dernier, s’est tenu un colloque interreligieux dans le sud de l’Inde, en terre tamoule. Il réunissait des participants venus d’Inde, d’Indonésie, de Malaisie, du Sri-Lanka, des Philippines, de Chine, de France et des États-Unis. Si les catholiques, organisateurs de la rencontre par l’intermédiaire du Loyola College de Chennai, étaient majoritaires, les participants bouddhistes, musulmans et hindouistes ont contribué grandement à la richesse des échanges.
Parmi les thèmes abordés, celui de « l’harmonie », telle qu’elle est comprise et vécue en terre asiatique, revêtait une résonnance particulière. Nul participant ne niait le poids des violences, incompréhensions et dénis de droit qui, en Asie comme ailleurs, affectent la possibilité même de l’échange et de la coopération entre groupes sociaux, culturels et religieux. Mais tous insistaient sur les ressources que recèlent les termes et les pratiques qui, ensemble, définissent « l’harmonie ». Il s’agissait, pour eux, d’une attitude fondatrice, enracinée dans une sensibilité profonde aux connexions organiques liant entre eux les divers éléments du cosmos, le cosmos et l’humanité, les sous-groupes qui composent cette dernière, et même les différents niveaux de la réalité. Les intellectuels asiatiques sont prompts à opposer pareille sensibilité à celle (la nôtre) qui s’applique à distinguer, organiser et hiérarchiser tant les réalités sociales et naturelles que les catégories de la pensée. Nulle possibilité de vivre et de construire l’harmonie, insistent-ils, sans un effort préalable de tout l’être pour sentir et penser d’abord la solidarité organique qui nous unit à tout phénomène vivant.
L’harmonie, en Asie, n’est pas d’abord un concept, mais bien plutôt un style. Ainsi le dialogue ne part-il pas d’un affrontement entre positions et catégories. Il est rendu possible par l’appréciation tant de la diversité des phénomènes au milieu de laquelle mon interlocuteur et moi sommes situés que de l’unité essentielle par quoi l’éventail de nos couleurs et de nos mélodies s’organise et prend sens. Il faut, disent certains penseurs asiatiques, apprendre à sentir et penser simultanément : je ne suis pas seulement le défenseur d’une position ou d’une tradition ; je suis celui qui a développé à tel point sa capacité d’attention, sa sensibilité au milieu vivant que je deviens capable de « résonner » avec l’ensemble des êtres vivants à mon entour. Cette « résonnance » se vit comme dans un instant d’éternité : je suis bien « là où je suis », mais j’expérimente mon écoute, ma prise de parole et toute mon existence en relation organique avec tous ceux-là qui se trouvent, tout comme moi, pris dans l’éventail de nos différences et pourtant enracinés dans la réalité ultime qui nous rassemble.
Je puis témoigner que le « style dialogique » nourri par l’insistance sur l’harmonie n’est pas un vain mot. La qualité d’écoute, le respect mutuel qui peuvent régner dans une rencontre entre penseurs et acteurs sociaux asiatiques sont remarquables. Dans pareilles rencontres, il ne s’agit pas de chercher des failles logiques dans l’argumentation de l’interlocuteur, ni de déployer une batterie argumentative par quoi l’on prouverait « avoir raison ». L’atmosphère est celle d’un échange au travers duquel la charge existentielle des positions tenues reçoit toute sa place et sa légitimité. Comme l’a dit un penseur indien, Raimon Panikkar, le dialogue consiste moins en un « optimisme de la Raison » qu’en un « optimisme du coeur ». Une fois encore, nulle tradition ne saurait être idéalisée et toute valeur peut être aisément instrumentalisée. La valeur « harmonie » n’échappe pas à la règle et les cultures asiatiques se heurtent à des limites qui ne sont pas celles qu’affrontent nos sociétés propres. Néanmoins, il nous faut éviter de nous enfermer dans un « esprit critique » dont nous sommes déjà par trop pourvus. L’intensification des échanges culturels devrait nous inciter à penser et à communiquer comme à neuf au travers de la diversité des traditions et des expériences qui, aujourd’hui, marque nos propres sociétés. •