FF 62 - Visuel IL Y A A CINQUANTE ANS - PANORAMA

Les travaillistes et l'Europe

parAnthony MORRIS

Articles de la revue France Forum

Extrait du n° 73, juillet 1966

C'est une victoire substantielle qu’a remportée le parti travailliste britannique. Avec une majorité de 97 sièges sur tous les autres partis, la place est nette pour un gouvernement de gauche modérée en Grande-Bretagne jusqu’à la fin de 1970. [...]

Si le veto que la France opposa naguère à la participation britannique est levé, c’est le gouvernement travailliste seul qui, d’ici à 1970, devra décider si le Royaume-Uni doit ou non s’intégrer à la Communauté économique européenne. [...]

Que peut-on attendre, sur ce point, d’un gouvernement travailliste à Londres ? La ligne traditionnelle du Labour n’indique pas clairement la réponse. [...] Les attitudes insulaires demeurent solides au sein du Labour et sont un obstacle à la formation en son sein d’une politique européenne cohérente.

Les militants d’aujourd’hui, qui souvent sont de sincères internationalistes en doctrine et qui d’ordinaire se comportent en citoyens éclairés et généreux devant les problèmes d’outre-mer, et plus généralement face aux revendications des déshérités, sont dans leur ensemble « agnostiques » en politique étrangère, surtout quand on leur demande de faire preuve de solidarité et de compréhension pour les socialistes d’autres pays. « La gauche n’est internationaliste que sur le plan des idées. Elle ne s’intéresse pas aux réalités d’outre-Manche, mais aux doctrines d’outre-Manche », écrivait le Times du 17 juin 1961. C’est en effet la lutte des classes dans le pays – ou, pour le militant de base, le combat pour la justice économique et sociale – qui compte, beaucoup plus que n’importe quel événement ou intérêt mettant en jeu l’étranger. Une passion active pour les affaires étrangères passe, en général, aux yeux de l’électorat travailliste, pour de l’inattention à l’égard des problèmes nationaux importants justice sociale, planification économique, nationalisation des grandes industries, préoccupations caractéristiques de la version britannique de la social-démocratie. Des alliances classiques, comme l’accord franco-britannique de 1947 et le traité de Bruxelles de 1948, furent contractées sans drame de conscience par le gouvernement travailliste de 1945. Il en fut tout autrement avec le projet du Conseil de l’Europe, le gouvernement travailliste d’alors et l’exécutif national du parti désapprouvèrent vigoureusement la Conférence de La Haye et découragèrent les parlementaires d’y assister : quatorze de ceux-ci, désignés pour s’y rendre, y renoncèrent. [...]

L’hostilité travailliste à toute possibilité d’influence extérieure sur la réorganisation de l’économie britannique dans un sens socialiste, a été mise en évidence dans l’explication donnée par Mr. Attlee du refus opposé par les Anglais à l’invitation qui leur avait été faite par M.Monnet de participer aux négociations du plan Schuman : « Nous ne sommes pas prêts à accepter le principe de l’abandon des forces économiques les plus vitales de ce pays entre les mains d’une autorité parfaitement antidémocratique et qui n’est pas responsable devant qui que ce soit. »

Un point sensible avait été touché. La procédure parlementaire pour la nationalisation de l’acier allait être sous peu amorcée, l’industrie charbonnière était déjà nationalisée. Qu’ils y aient vu un sursaut de la libre entreprise ou le risque de devoir tenir compte de règlements et de concepts étrangers dans la mise au point de leur planification, le projet de Communauté européenne du charbon et de l’acier fut objet d’anathème pour l’immense majorité des socialistes anglais. Très peu d’entre eux – curieusement, aussi bien à droite qu’à gauche au sein du parti – furent favorables à la participation britannique, parce qu’ils voyaient dans le traité de Paris une mesure concrète de programmation économique internationale. Pendant les dix années qui s’écoulèrent entre la création de la Communauté charbon-acier sans les Anglais et la demande du gouvernement conservateur d’adhérer au Marché commun, l’attitude du Labour subit de profonds changements. Le succès de la CECA et le soutien accru qu’elle trouvait sur le continent et dans les milieux socialistes, le temps de réflexion laissé par une longue période d’opposition parlementaire durant laquelle les hésitations et les occasions manquées du gouvernement conservateur furent de plus en plus critiquées, le défi lancé par les deux nouvelles communautés européennes et le fait que le parti travailliste, écarté du pouvoir, n’était plus occupé à mettre en oeuvre une politique intérieure socialiste, tout cela contribua à faire naître en maints esprits travaillistes la conviction que l’intégration de l’Angleterre à l’Europe devrait être regardée avec intérêt et non plus avec crainte. [...]

Les conditions de participation mises à part, il est certain que le parti travailliste est intéressé à l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe communautaire. [...] Wilson a dit qu’aucune négociation ne pouvait être envisagée tant que la Communauté européenne n’aurait pas résolu ses propres problèmes : mais peut-être s’agit-il d’un alibi pour retarder l’heure embarrassante d’une déclaration d’intention ? Les faits suggèrent toutefois que cette position n’est plus celle du cabinet même si c’est – ou si ce fut – celle de Wilson. Car faits significatifs d’une part, la taxe de 10 % sur les importations a été levée, et d’autre part, Londres effectue des sondages dans les capitales de l’Europe des Six au sujet des problèmes posés par l’éventuelle adhésion. C’est notamment le cas à Paris, car les vues françaises à l’égard de la participation britannique au Marché commun doivent encore être précisées clairement et sans la moindre équivoque. Le veto du général de Gaulle est-il levé ? Les Six acceptent-ils de recommencer une négociation ? C’est bien à eux, en tout état de cause, qu’il appartient de donner le feu vert à Londres, car ce n’est pas le Royaume-Uni qui a interrompu les négociations en 1963, et sa demande d’adhésion n’a jamais été retirée.

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