Jack Johnson, l'inspirateur de Mohamed Ali
Articles de la revue France Forum
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Mohamed Ali s’en est allé. Il a marqué le siècle dernier de son empreinte avec une telle force que son nom rayonne et résonne au-delà de la pratique sportive, comme une marque internationale ou un slogan publicitaire. Ce que l’histoire ignore, c’est qu’il a construit son personnage en s’inspirant de Jack Johnson.
26 décembre 1908, les États-Unis se réveillent abasourdis : le canadien Burns, champion du monde des poids lourds, a été battu par un Noir, l’Américain Jack Johnson. Le titre le plus envié du sport américain est désormais entre les mains d’un fils d’anciens esclaves. Malgré l’abolition de l’esclavage quarante ans plus tôt, les Noirs vivent dans un régime d’apartheid. Le sport ne déroge pas à la règle. Au nom de la vertu et de la morale, un Noir ne peut pas affronter un Blanc. Il est donc impensable qu’un titre aussi prestigieux puisse revenir à un « Nègre », être jugé inférieur.
Mais comment passer à côté du phénomène, du démon, dont les exploits se répandent comme une traînée de poudre à travers les pays ? Jack Johnson avait un sens inné de la boxe. Il châtiait avec facilité et désinvolture tous les adversaires, noirs ou blancs, de seconde zone qui se présentaient à lui. Sa technique inédite de boxe produit une forte impression et inspirera, quelques décennies plus tard, Cassius Clay.
Jim Jeffries, alors champion en titre, meilleur poids lourd blanc, refusait de rencontrer des boxeurs noirs au nom de la préservation de la race. En 1904, il prit sa retraite, invaincu, et conclut un pacte avec son challenger, le Canadien Tommy Burns, nouveau détenteur du titre des lourds : ne jamais affronter de « Nègres ».
L’appât du gain et l’arrogance furent plus forts : la bourse de 30 000 dollars – un record pour l’époque qui représentait bien plus que la totalité des gains amassés durant sa carrière – incita le Canadien à accepter de combattre contre Johnson. Interdit aux États-Unis, le combat fut organisé par un promoteur australien, à Sydney.
Dès les premiers instants du combat, un violent uppercut de Johnson envoya Burns une première fois au tapis. Avec sa puissance tranquille, un art méthodique de la démolition, Johnson fut impitoyable tout au long du combat. La grande majorité des journalistes reconnurent, la boule au ventre et à contrecoeur, la victoire de Johnson. À contre-courant, l’écrivain Jack London, dépêché en Australie par le New York Herald, rapporta dans une chronique : « Sa victoire était sans réserve. Ce fut son combat d’un bout à l’autre, en dépit des comptes rendus différents qui ont été publiés, dont l’un donnait, sur les six premiers rounds, deux rounds à Burns, deux à Johnson et deux à égalité. En dépit de beaucoup d’erreurs dues à un esprit partisan, il doit être reconnu par tout homme qui se trouvait sur le bord du ring qu’il n’y pas eu un round qui puisse être reconnu comme revenant à Burns. »
Désormais, il n’y a plus d’ambiguïté : à 30 ans, Johnson est dûment reconnu et authentifié champion du monde des lourds.
Johnson mène sa vie comme un combat. Sa personnalité étonnante et baroque se révèle dans des interventions régulières à la radio. Johnson incarne la première superstar mondiale noire au palmarès doré. Son titre de champion du monde est un tel événement politique et social qu’il galvanise la communauté noire, qui lui reprochera, par moments, de gaspiller son potentiel par une forme d’insouciance et d’insolence.
L’Amérique, elle, cherche le boxeur qui effacera la tâche noire du palmarès immaculé des poids lourds et pousse Jim Jeffries à rompre son propre serment. À 35 ans, il sort de sa retraite d’agriculteur pour une bourse de 100 000 dollars.
aLe combat du siècle a lieu le 4 juillet 1910 à Reno, dans le Nevada, le jour de l’Independance Day. Jack London est parmi les cinq cents journalistes venus du monde entier assister au combat. Il écrit : « Le plus grand combat du siècle fut un monologue présenté à 20 000 spectateurs par un Noir souriant qui ne douta jamais, et ne fut jamais sérieux pendant plus de quelques secondes chaque fois. » Dans un combat à sens unique, le géant de Galveston (1,92 m) ne cessa de brocarder son adversaire. Pire, il prolongea le calvaire de Jeffries en évitant de le mettre KO et en le laminant de coups pour le maintenir sur le ring dans une position de dominé. Au 15e round, Jeffries abandonna par un jet de serviette de son camp, ulcéré par le spectacle.
Jack London conclut son article par ces quelques mots : « Personne ne le comprend, cet homme qui sourit. » Le sourire de Johnson ne s’offrait pas qu’aux 20 000 spectateurs blancs, ivres de haine, mais à la planète entière, témoin de la défaite à plate couture des théories racistes.
L’empreinte légendaire de Johnson ne fut reconnue que bien plus tard par quelques rares historiens et célébrités comme Miles Davis. Mohamed Ali s’inspira grandement de la figure de Johnson pour façonner sa légende. Quand il rencontra Jerry Quarry, il ne cessa de le provoquer par du trash talking et rythma ses coups gagnants par des « Jack Johnson is here, is here ! » (« Jack Johnson est là, il est là ! »). Un combat qu’il remporta par arrêt de l’arbitre.