L'Europe et les États-Unis : des antagonismes au dialogue
Articles de la revue France Forum
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Les relations entre l’Europe et les États-Unis : c’est aujourd’hui l’un des sujets qui mobilisent le plus de colloques au centimètre carré. Signe évident que quelque chose est pourri dans le royaume Atlantique. La crise de l’Otan et l’opposition entre les politiques française et américaine en sont, il va sans dire, l’aspect le plus spectaculaire. Cette crise et cette opposition détournent peut-être l’attention de l’essentiel. Elles empêchent d’apercevoir un certain nombre de faits nouveaux, d’une extrême importance : la prise de conscience par les Européens de leurs intérêts propres, et le sentiment encore confus, mais de plus en plus net, d’un antagonisme d’intérêts dans des domaines essentiels entre les deux rives de l’Atlantique. […]
Le débat qui s’engage entre les deux grands partenaires de ce que l’on appelle « le monde libre » a, bien sûr, une toile de fond : la négociation secrète entre les États-Unis et l’URss. Malgré la guerre du Viêtnam, on a tout lieu de penser que cette négociation se développe. Elle aboutira, sans doute, prochainement à la signature d’un traité de non-prolifération des armes atomiques, faisant suite au traité de Moscou de 1963. […]
D’autre part, on a l’impression sur le vieux continent que les États-Unis et l’URSS sont, de plus en plus, obsédés par le danger chinois. Ces deux géants, pivotant sur eux-mêmes, se tournent vers l’Asie. Ils ne peuvent dès lors manquer d’être tentés par la recherche d’un accord en Europe, qui consacrerait le « statu quo » (en particulier la division de l’Allemagne), et leur donnerait les mains libres en Asie. En somme, les États-Unis reviendraient à leur politique antérieure au plan Marshall : la politique de Yalta et de Postdam. […]
Il semble que la France n’ait pas de peine à entretenir la crainte qu’inspire en Allemagne une telle évolution. Nos voisins allemands redoutent que les États- Unis se désintéressent du sort du vieux continent, où les risques de guerre tendent à disparaître, qu’ils en viennent à sacrifier les intérêts européens aux impératifs de leur stratégie nucléaire et de leur entente avec Moscou. Il s’agit là pour l’instant d’hypothèses qui restent à vérifier. Mais elles font leur chemin dans les esprits. […]
La situation a beaucoup changé depuis que le président J.F. Kennedy a lancé l’idée du « Partnership » atlantique, c’est-à-dire d’une association atlantique réunissant, pour des tâches communes, deux partenaires égaux en droit, en puissance et en responsabilités (l’Europe unie et les États-Unis). Impressionnés par le redressement économique de l’Europe et par le succès du Marché commun, les Américains en avaient tiré un peu trop vite la conclusion que l’Europe était en train de devenir leur égale.
On avait, en effet, assisté en 1960-1961 à un renversement spectaculaire des positions respectives des deux continents : l’expansion économique des six était plus rapide que la croissance américaine. Les échanges européens augmentaient à un rythme accéléré. Au déficit de la balance des paiements des États-Unis (qui oscille entre deux et trois milliards de dollars depuis quelques années) correspondait l’accumulation des réserves d’or et de devises dans les caisses des banques centrales européennes. L’Europe était alors, pour ainsi dire, appelée au secours du dollar. Et l’avenir paraissait très clair : un Marché commun élargi, de plus en plus uni et de plus en plus ouvert au dialogue avec les États-Unis.
Il nous faut aujourd’hui déchanter. […] Les industriels européens sont hantés par le spectre d’une véritable colonisation américaine. Dans le même temps, le « grand dessein » d’association atlantique a été relégué dans le lointain. Le dynamisme politique du Marché commun donne des signes de fléchissement. En un mot, l’économie européenne se trouve aujourd’hui plus faible et l’Europe plus divisée qu’on ne l’avait pensé quelques années plus tôt. Il en résulte un sentiment de crainte à l’égard de la concurrence américaine, et une réaction de défense qui tient à opposer, de manière parfois brutale, les intérêts européens et américains. […]
L’Europe se conçoit comme un centre autonome de décisions. Mais elle ne saurait se définir comme une « troisième force ». Elle n’est ni assez petite ni assez grande pour rester neutre dans un conflit éventuel. Sa communauté de civilisation avec les États-Unis la situe dans l’Alliance atlantique. Au demeurant, une autre conception serait inacceptable pour les partenaires de la France. Il s’agit donc non de créer une « troisième force », mais de faire apparaître une « deuxième force » au sein de l’Occident, en vue d’instituer une alliance atlantique nouvelle, reposant sur deux piliers d’importance comparable.
Pour nous en tenir aux problèmes économiques, l’Europe ne peut parvenir à l’égalité avec les États-Unis en pratiquant le nationalisme, fût-ce à l’échelle continentale. Elle ne peut se passer de l’apport technique et financier des États- Unis. En matière de recherche, les États- Unis constituent un « modèle » à étudier, sinon toujours à imiter. Il faut établir avec eux dans ce domaine une association concrète : contrats de recherche, envois d’étudiants dans les universités et les laboratoires américains, etc. […] Il en va de même en ce qui concerne la politique commerciale. Non seulement le Marché commun dépend étroitement, plus que les États-Unis, du développement des échanges extérieurs, mais le protectionnisme serait pour lui un élément de faiblesse. […] Enfin, l’association avec les États-Unis est indispensable dans le domaine monétaire. Faire la guerre au dollar ne nous conduirait nulle part. Ce qu’il faut, c’est faire accepter par tous les pays une discipline commune, à laquelle les États-Unis devront, eux aussi, se plier. Cela exige, en retour, qu’on accepte de s’y plier soimême. […]
Le problème des relations avec les États-Unis est ainsi devenu le problème central de la construction européenne. Et voilà bien le grand paradoxe européen : on ne peut établir des relations équilibrées avec nos partenaires d’outre-Atlantique qu’en construisant une Europe unie. Mais les divergences entre les pays européens, au sujet des rapports à établir avec les États-Unis, constituent aujourd’hui le principal obstacle sur la voie d’une Europe politiquement unifiée.