La France, la Chine et un dictionnaire
Articles de la revue France Forum
Les dictionnaires sont aussi des armes de paix.
La célébration des cinquante ans de relations diplomatiques entre la Chine et la France a été marquée par un nombre d’initiatives bien plus élevé que prévu – expositions, colloques, documentaires, visites thématiques, spectacles, publications… La plupart de ces initiatives sont venues de régions, municipalités, groupes professionnels, artistes ou chercheurs déjà engagés dans des projets communs. Malgré les aléas politiques et économiques parfois enregistrés, il est clair que les échanges humains engagés depuis plus de trente ans ont déjà porté des fruits, qui dépassent largement ce que les seuls gouvernements pourraient mettre en œuvre par eux-mêmes. Il a toujours existé une sorte de fascination réciproque entre la France et la Chine, et l’attraction mutuelle entre les deux cultures ne diminue en rien.
À la fin du mois d’août 2014, les Presses commerciales de Pékin (l’une des plus grandes maisons d’édition chinoises, éditrice, entre autres, du dictionnaire Xinhua, le dictionnaire le plus vendu au monde…) ont sorti un volume de plus de 2 000 pages, le Dictionnaire Ricci chinois-français, une édition révisée et raccourcie du Grand Ricci, le dictionnaire publié en 2001 par les instituts Ricci de Taipei et de Paris, dont les droits ont depuis été confiés à l’association Ricci pour le grand dictionnaire français de la langue chinoise. si le Grand Ricci totalise sept volumes et 9 000 pages, l’édition confectionnée par Shangwu est bien davantage qu’un seul condensé du premier.
Depuis les premiers contacts entre les instituts Ricci et les presses commerciales (Shangwu), il aura fallu attendre quinze ans… Mais le délai était largement justifié : les presses commerciales ont effectué un travail d’exception, qui fait de ce dictionnaire – et pour très longtemps – l’outil de référence lexicographique entre le chinois et le français. Le choix des expressions a été fait avec scrupule, les expressions douteuses ou fautives ont été corrigées, un choix éclairé de nouvelles expressions venues du chinois contemporain a été introduit sans pour autant affadir l’ancrage du Ricci dans l’histoire de la langue et de la pensée chinoises. Les traditions lexicographiques combinées des presses commerciales et des instituts Ricci ont livré ensemble ce qu’elles avaient de meilleur… Ouvrant le dictionnaire, je me remémorai avec joie ma première visite dans le « temple » intimidant des Presses commerciales en 1999 : Zhang Wenying, l’éditrice qui m’accueillit alors, a finalement coordonné jusqu’au bout le projet. Entre tous les partenaires impliqués, la confiance et l’estime n’ont fait que croître au long des années.
L’origine du Grand Ricci remonte au Bureau d’étude sinologique de Zikawei, à Shanghai, dans les années 1880, et au travail accompli par les sinologues jésuites français Léon Wieger et Sébastien Couvreur dans le Hebei à partir de la même époque. Il avait été repris notamment par les pères Eugen Zsamar, Yves Raguin, Jean Lefeuvre et Claude Larre après qu’ils avaient quitté la Chine. Dans les années 1980 et 1990, un très grand nombre de sinologues francophones se sont mobilisés pour faire aboutir ce projet ; il était grand temps que ce fruit de la sinologie d’inspiration jésuite « rentre » en Chine et qu’il le fasse corrigé, mûri, porté à fruition par la meilleure institution lexicographique chinoise. La parution du Ricci-Shangwu n’est pas seulement un événement éditorial. Ancrée dans une longue histoire, elle est un signe fort de fidélité et d’espérance.
L’histoire du Grand Ricci est emblématique de ce que les échanges interculturels se doivent d’être encore aujourd’hui : ils exigent patience, enracinement dans la langue, respect, sens de la continuité… À l’heure où conflits et rancœurs entre peuples et civilisations semblent souvent l’emporter, sachons donc faire encore le pari de la confiance, de l’ouverture – et de la ténacité. Les fruits les plus tardifs sont souvent les plus savoureux.