© Instantvise/Shutterstock.com

La pandémie marquerait-elle la fin du cash ?

parCyril FOUILLET, professeur associé à l'ESSCA School of Management, Jean-Michel SERVET, professeur honoraire d’études du développement à l’Institut des hautes études internationales et du développement (Suisse), membre associé à l’UMR CESSMA (université de Paris Diderot-IRD-Inalco)                                     , Solène MORVANT-ROUX, professeure assistante à l’université de Genève (Suisse)

Articles de la revue France Forum

Le bas de laine continue de résister à l’ordinateur.

Dès le 17 mars 2020, date du début du premier confinement décrété en France pour faire face à l’épidémie de Covid-19, l’argent liquide comme moyen de paiement était banni de divers lieux. Ici, les hautparleurs d’un hypermarché appelaient à privilégier les paiements par carte. Là, des affiches placardées à l’entrée de grandes enseignes de bricolage annonçaient l’obligation d’un paiement par carte bancaire. Ailleurs, des stations-services boycottaient tout paiement en espèces, l’associant à la liste des « gestes barrières ». Ailleurs encore, de petits commerces alimentaires refusaient, parfois à des personnes très âgées ou sans domicile fixe, l’encaissement en liquide de sommes de moins de 5 euros tout en leur suggérant de se tourner vers leur banque pour recevoir une carte de paiement à usage unique. Bien évidemment, dans ces situations extrêmes, la solidarité a souvent joué, mais cela n’a pas toujours été le cas. En France, 4 millions de personnes ne disposent que d’espèces pour régler leurs achats quotidiens.

Au début du mois d’avril la situation était telle que la Banque de France, par l’intermédiaire de son directeur général des services à l’économie et du réseau, adressait par courrier aux détaillants et distributeurs un rappel de la loi : en France, les espèces ont pouvoir libératoire légal et ne peuvent être refusées pour autant que le client fasse l’appoint. Dans d’autres pays, les questions soulevées par une partie de la population dans un climat de plus en plus anxiogène ont incité des banques centrales à prendre des mesures draconiennes à l’encontre du liquide. La Banque de Chine et celles de Corée du sud et de Hongrie notamment ont lancé des campagnes de désinfection d’une partie de leurs billets ; certains lots ont même été détruits. Aux États-Unis, la Réserve fédérale a pris des mesures d’isolement pour les billets récemment arrivés d’Asie.

La pandémie de Covid-19 sonne-t-elle pour autant le glas du cash ? De nombreuses voix ont appelé à l’éradication des pièces et des billets. On a parlé d’un tournant, de la nécessité de changer les vieilles habitudes. Le cash semble désormais paré de tous les maux et son usage relégué à un acte désuet, dangereux, inefficace, voire irresponsable.


L’ARGENT LIQUIDE, UNE ESPÈCE LOIN D’ÊTRE ÉTEINTE. Les pratiques monétaires et financières évoluent et les nouveaux usages passent évidemment par le numérique comme avec le paiement sans contact, la téléphonie mobile, le commerce électronique, etc. En revanche, penser que l’usage des pièces et des billets appartiendrait au passé, notamment du fait de la crise sanitaire, constitue une mauvaise interprétation de la réalité. Comme l’indiquent les chiffres du World Cash Report 2018, le liquide est loin d’être une espèce en voie de disparition. En France, environ sept transactions sur dix s’effectuent avec des pièces ou des billets (68 %). Ce taux atteint 80 % en Allemagne et 86 % en Italie. Dans la zone euro, l’argent liquide représente 84 % des transactions.

Bien avant le début de l’épidémie de Covid-19, plusieurs mesures ont été prises pour réduire l’utilisation du cash. Cette tendance était d’ailleurs mondiale via la très active Better Than Cash alliance. En France, elle a pris la forme d’une baisse de la limite de paiement en espèces chez les commerçants, ramenée à 1 000 euros, ainsi que l’impossibilité de payer ses impôts en liquide au-delà d’un montant de 300 euros. Du côté des banques commerciales, le nombre de distributeurs de billets a diminué de 5,3 % entre 2015 et 2018, notamment dans les zones rurales. Malgré ces mesures, le liquide semble toujours plébiscité par les Européens qui l’utilisent pour thésauriser. Selon la Banque centrale européenne, sur les 1 300 milliards d’euros de billets et de pièces en circulation dans la zone euro, 40 à 57 % seraient conservés sous forme d’épargne. Les bas de laine et autres pécules cachés sous le matelas semblent avoir de beaux jours devant eux.

Ce que l’on désigne comme « dématérialisation de la monnaie » n’est pas récent. On peut évoquer le billet, qui fait son apparition en Chine au tournant du XIIIe siècle, la lettre de change, qui se développe dans les communautés marchandes européennes au XVIe siècle, mais aussi le mandat postal, l’effet de commerce ou encore le chèque, dont l’utilisation pour le paiement de certaines opérations est obligatoire en France dès les années 1940. De nombreux systèmes de paiement coexistent depuis des siècles. Certains disparaissent pour reparaître plus tard, telles certaines formes de papier-monnaie. Alors, pourquoi autant d’engouement pour l’éradication du cash ?

Selon les acteurs, les raisons sont diverses. Pour les géants du Web, la dématérialisation totale des échanges signifierait un accès unique à l’ensemble des pratiques quotidiennes. Idem pour certains États qui accumulent toujours plus de données sur leurs populations. Pour les banques et le secteur des technologies financières (Fintech), au-delà des marges et des économies très importantes à réaliser (plus d’entretien des distributeurs automatiques, etc.), c’est l’occasion de récupérer le contrôle sur la monnaie au dépend des États et donc l’accès démocratisé aux instruments monétaires.


UNE MONNAIE ENTIÈREMENT DÉMATÉRIALISÉE PLUS COÛTEUSE. Une monnaie entièrement dématérialisée serait plus coûteuse et aussi beaucoup moins commode dans un grand nombre de situations. Lors des paiements numériques, chaque transaction donne lieu à un coût supporté in fine par le consommateur. Les infrastructures nécessaires pour le fonctionnement des paiements numériques sont conséquentes. Elles nécessitent d’avoir recours à des matières premières (pétrole, terres rares, etc.), à de l’énergie en volume considérable (les serveurs électroniques doivent fonctionner jour et nuit), mais surtout à ce que chaque acteur soit équipé du matériel adéquat.

A contrario, lorsqu’une pièce est produite, elle peut s’échanger des milliers de fois sans coût pour celles et ceux qui la font circuler. Elle est acceptée que son utilisateur détienne ou non un compte bancaire, un accès à l’électricité, au réseau Internet ou encore tel ou tel équipement. Cet instrument de paiement peut passer de main en main n’importe où et n’importe quand. Dans beaucoup de situations, cet instrument est tout simplement plus commode.

D’après les données de la Banque mondiale, en 2017, 69 % de la population possédait un compte bancaire. Mais accès ne signifie pas usage et 20 % des détenteurs d’un compte courant dans le monde indiquent ne jamais y avoir eu recours. Ainsi, la majorité de la population mondiale utilise des services financiers informels. Les instruments de paiement numériques apportent certes de la complémentarité, mais une planète sans cash se résumerait à se projeter dans un monde qui exclurait celles et ceux n’ayant pas accès à ces nouveaux instruments de paiement. À cela s’ajoutent les risques de piratage des systèmes informatiques ou d’incidents climatiques majeurs (telles des inondations) qui rendraient impossible l’utilisation des terminaux bancaires, les paiements par carte ou téléphone portable : d’où une impossibilité pour les populations concernées de s’approvisionner.

Le propos n’est pas de vilipender les systèmes de paiement numériques. Bien au contraire, à l’échelon européen, il est important que se développent des entreprises leaders dans ces domaines, mais si l’accès à l’argent est injuste, l’argent numérique accentue ces inégalités un peu plus encore. Tandis que la suède avait annoncé fièrement être la première nation du monde sans cash d’ici à 2023, le pays a commencé à faire marche arrière en janvier 2020 et cela, principalement pour redonner à ses habitants la liberté de choisir leurs moyens de paiement, mais aussi pour protéger les personnes économiquement vulnérables ou situées dans des zones enclavées.

Soulignons enfin qu’une étude de la Banque centrale européenne a démontré que les cartes de paiement et les claviers des terminaux étaient beaucoup plus vecteurs du virus que le papier des billets de banque. Et ajoutons qu’espèces ou cartes, contact ou non, le plus important pour se prémunir de ce virus comme de tous les autres consiste à se laver régulièrement les mains. Les billets et les pièces sont une surface de contact, mais ni plus ni moins que les poignées de porte, les contenants alimentaires, les rampes d’escalier, les boutons d’ascenseur, etc. Ce ne sont pas ces supports qui contaminent, mais les mains portées au visage.

Economie
Finance
Monnaie
Cryptomonnaie