Le monde de la pénurie
Articles de la revue France Forum
Extrait du n° 81, juillet 1967
La pénurie ne va pas seule. Elle n’est pas uniquement un phénomène matériel, mais aussi un ensemble de phénomènes humains. Il y a un monde de la pénurie. À plusieurs titres, il importe d’en comprendre la texture. L’état de pénurie règne à nos portes c’est le tiers-monde : le monde de la pénurie est à nos sources : c’est notre histoire, collée à nos semelles, imprégnant encore une large part de notre subconscient collectif. […]
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les populations européennes ont été soumises à un rationnement souvent rigoureux. C’est au moment où des séquelles de la guerre se sont résorbées que cette situation nous a, par contraste, été en quelque sorte révélée dans toute sa cruauté. […]
Près de vingt ans plus tard, l’étonnement que nous avons alors éprouvé n’est pas encore effacé. Cette surprise s’explique aisément. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, n’étaient-elles pas, depuis des siècles, considérées comme d’immenses réserves de richesses ? La fortune des principales puissances européennes ne s’était-elle pas, depuis le XVIe siècle, fondée dans une large mesure sur l’exploitation des ressources coloniales ? De Marco Polo à Lyautey, navigateurs et colons, explorateurs et commerçants avaient trouvé de « fabuleux trésors » là où, au milieu du XXe siècle, nous ne découvrons plus tout à coup qu’une immense misère.
C’est la vision actuelle qui correspond à la réalité. […]
L’homme moderne a appris simultanément à augmenter sa productivité et à limiter sa progéniture. Ses ancêtres ignoraient l’un et l’autre. Jusqu’au siècle dernier, les taux de fécondité sont en général demeurés voisins des limites physiologiques comme c’est encore le cas dans la plupart des régions du tiers-monde. En vertu d’une loi qui semblait naturelle, le nombre des bouches tendait à augmenter jusqu’au point où, les limites de la résistance physiologique étant atteintes, les plus faibles se trouvaient éliminés par la maladie ou les épidémies. Toute amélioration temporaire des rendements, toute phase de prospérité, entraînait une augmentation démographique qui, faisant jouer la loi des rendements décroissants, ramenait la société à son état antérieur. […]
Le plus terrible tenait au caractère à la fois arbitraire et inéluctable de ces crises. Liées aux caprices de la nature, elles se répétaient à des intervalles variables, mais souvent brefs. Rien ne permettait de les éviter, ni les techniques de stockage ni les moyens de transport. […] Les famines plongent jusqu’au cœur de l’histoire contemporaine leur menace de mort. Les dernières datent de 1846 en France et de 1922 en Russie. […]
Il est des atrocités que le chiffre ne peut exprimer : on a vu, en France, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, des hommes manger des enfants et vendre sur le marché de la chair humaine. Le fait que cela ait encore pu avoir lieu chez nous à l’époque du roi Soleil montre que les plus brillantes civilisations du passé n’étaient qu’une sorte de paravent, un théâtre d’illusions derrière lequel une minorité de privilégiés échappait à l’obsession permanente des peuples, la hantise de la faim. Certaines d’entre elles ont pu donner le change. Rome, par exemple, avait su, grâce à l’excellence de son administration et de ses voies de communication, constituer des réserves et organiser des réseaux de transport qui mirent longtemps les citoyens des principales villes à l’abri du besoin. Mais les bénéficiaires de cette protection demeuraient une faible minorité et les avantages que leur dispensait l’empire n’étaient que le produit de prélèvements exercés sur les populations périphériques et sur la masse des esclaves.
On peut analyser à l’envi l’originalité de chacune des civilisations disparues. Considéré de l’intérieur des mondes de pénurie, le paysage qui s’offre ainsi ne manque ni de variété ni de charme. Les Européens et les Américains qui s’y sont promenés savent pourquoi les Chinois, les Arabes et les Indiens les tiennent pour des barbares. En outre, ce tourisme historique a l’avantage de montrer combien les domaines de l’art et de la pensée sont irréductibles aux déterminés économiques : la similarité des techniques et des structures de production n’a pas empêché une efflorescence infiniment variée des styles, des philosophies et des mythologies. Mais derrière cette diversité des expressions propres à chaque civilisation, se dissimule la cruelle monotonie de l’histoire des peuples, tissée de leurs vains efforts pour lutter contre une nature hostile qui leur refusait la satisfaction des besoins élémentaires. Par-delà les apparences, l’histoire humaine, depuis l’antiquité jusqu’au début du XIXe siècle, a été dominée en permanence par le phénomène de la pénurie : l’immense majorité des hommes n’ont jamais vécu qu’une vie faite de calamités, tronquée dans sa durée autant que dans son contenu ; pour ces hommes d’aspect souvent hideux, d’allure hébétée, parfois féroce, les conditions d’existence, le niveau de vie et la durée de la vie, l’état sanitaire et les taux de mortalité infantile sont demeurés fondamentalement identiques. […]
Nous sommes les premiers nés ! Si nous ne devions retenir qu’une seule notion d’histoire, si, simplifiant à l’extrême notre vision du passé pour mieux en découvrir les grands reliefs, nous cherchions le critère qui permît de le découper en deux parties radicalement différentes, il faudrait que ce fussent celles-là, séparées par la zone frontalière un peu floue que définit le règne au moins potentiel de la faim sur le plus grand nombre. À ce niveau de schématisation, la géographie recoupe l’histoire. Les frontières de la pénurie dessinent leur tracé parmi une population dont l’expansion économique s’amorce et elles continuent à enfermer de leurs chaînes l’ensemble du tiers-monde. Quant à nous, privilégiés d’appartenir au monde développé, quelques générations seulement, un siècle à un siècle et demi tout au plus nous sépare du temps de la faim : nous sommes, en quelque sorte, les premiers nés d’une ère nouvelle et même, pourrait-on dire, d’une humanité nouvelle.