Non seulement en raison de la diversité en question, qui tient à l’étendue du territoire et à la multiplicité des langues, des religions et des cultures en général, mais aussi du fait de l’enchevêtrement des temporalités. S’il n’y a plus de chars à roues pleines en Inde, certains villages ne connaissent toujours pas l’électricité et il suffit d’avoir passé une soirée sous les étoiles, éclairé à la lampe à huile, pour voyager dans un passé révolu en Europe depuis un siècle au moins. Au-delà de cette culture matérielle, des us et coutumes multiséculaires se perpétuent, tant dans les campagnes qu’en ville, avec une résilience remarquable : la famille souche résiste à la montée de l’individualisme, la caste à celle des valeurs d’égalité, la religion au processus de sécularisation…
Ces traditions cohabitent avec des formes de modernité spectaculaires qui s’incarnent, par exemple, dans le sens entrepreneurial de jeunes ingénieurs à l’origine d’une myriade de start-up. D’où le cliché d’une Inde-terre-de-contrastes qui, comme tous les stéréotypes, renferme une part de vérité (il suffit de voir un village s’équiper de panneaux solaires quand son voisin s’éclaire encore à la bougie pour s’en convaincre). Cet entrelacs est, aujourd’hui, amplifié par la rurbanisation, un phénomène en voie d’accélération qui se traduit par l’interpénétration des habitats citadins et villageois et par la migration quotidienne de fils de paysans allant travailler à l’usine avant de revenir dormir à la ferme. Ce mouvement tend à homogénéiser la société, à l’instar des moyens modernes de communication – et notamment du cinéma et de la télévision – qui propagent le hindi à travers tout le territoire.
Ce temps long, qu’on peut qualifier de sociétal, croise, ici, le temps court du politique : depuis une trentaine d’années, la montée du nationalisme hindou s’adosse aux mécanismes d’homogénéisation culturelle que permettent les nouvelles technologies de l’information et de la communication (y compris les médias sociaux dont tous les populistes font grand usage). Le recours par Narendra Modi, Premier ministre, à des hologrammes au cours de sa campagne électorale de 2014 en a offert une coûteuse illustration. De fait, cette même année, la politique indienne est entrée dans une nouvelle séquence : alors que les années 1980-1990 avaient marqué la montée en puissance des basses castes sur la scène parlementaire, les années 1990-2000 celle de la croissance économique, les années 2000-2010 celle des droits (à l’information, à l’éducation, à l’alimentation, etc.) dans le cadre d’un embryon d’État providence dont le symbole était la National Rural Employment Guarantee Act, le moment politique présent vise à redéfinir l’identité nationale à partir d’un hindouisme en partie imaginaire, risquant de faire des minorités des citoyens de seconde zone. Ce projet est étayé par un capitalisme de connivence offrant aux gouvernants des ressources considérables. Il utilise le canal de l’État à travers, non seulement l’administration, mais aussi l’enregistrement systématique des habitants dans une base de données appelée Aadhaar. L’avenir dira si cette séquence se fond dans le temps long de la trajectoire sociétale ou s’il s’agit d’une parenthèse.
Christophe Jaffrelot
directeur de recherche au CERI-Science-Po/CNRS,
enseignant à Sciences-Po