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Progrès et nostalgie

Articles de la revue France Forum

L’homme est projet. La politique n’organise plus le présent, mais dévoile l’avenir.

Poursuivre une carrière, gravir l’échelle des salaires. Croissance, taux d’expansion. Niveau de vie. Le progrès est une évidence, le maintien du présent piétinement, réaction. Le présent a disparu, comme l’histoire, système de référence devenu anecdotique pour mesurer le chemin parcouru. Le présent n’est plus qu’une base de départ. A priori demain est plus beau qu’aujourd’hui. Demain le bonheur, d’autres images, d’autres planètes, demain d’autres dieux.

Demain, l’homme, lui-même objet du progrès créateur humain, se construira plus harmonieux, peut-être meilleur. Pour l’émerveillement des enfants, les magazines illustrent l’émergence progressive de l’être : il fut argile, il fut poisson, il fut singe dans les arbres, il fit du feu, des armes ; puis des maisons après les temples. Comment pourrait-il y avoir encore « humanisme » alors que l’homme, tout entier projet, ne cherche qu’à se construire différent de ce qu’il est ? L’homme pas plus que l’histoire n’est présent à lui-même.

Le présent a si bien disparu qu’on l’enferme dans le musée clos. Toute œuvre aussitôt créée est déjà datée, cataloguée, dépassée. La répétition est réaction nulle et non avenue. Les meilleurs esprits décrètent le retard de la pensée et de l’art sur la science. Célébrons les avant-gardes, célébrons le futur ! Ne gardons l’histoire que pour les jours de nostalgie ou d’angoisse. Nous vivons sciemment dans un musée nécropole où chaque objet ne manifeste pas seulement le chemin parcouru ; référence certes, mais aussi thérapeutique. Vivre dans un musée, s’y reposer permet de croire fugitivement à la permanence de l’être, de se délivrer de l’angoisse du futur. L’homme planificateur, ordonnateur du progrès, qui fait du présent l’objet de l’histoire (présent de narration, et « histoire immédiate »), s’est créé, dès qu’il a cru au progrès, un cadre de vie réactionnaire. Le bourgeois épris d’avenir se bricole un salon Louis XV. […]

Et pourtant il y eut des moments immobiles. La terre ne tournait pas, centre d’un monde en gravitation autour d’elle. Dans le corps humain, le sang ne circulait pas. Point d’historiens pourvoyeurs de musée mais des chroniqueurs : l’histoire était présente, l’avenir recommencement ou crainte. Créer, trouver ? Recréer, retrouver les traditions oubliées, l’espérance de l’homme était derrière lui, il suffisait de renaître. L’homme s’identifiait à lui-même. Il dépendait de l’ordre naturel : la fertilité du sol, la faveur du climat, le trajet des épidémies ; il attendait la mousson. Sa vie était un don du fleuve ou de la pluie. Faire la guerre n’était possible qu’à la belle saison, si la récolte avait permis de lever les impôts suffisants. L’histoire des hommes jusqu’au XIXe siècle est celle de la mortalité, du caprice des saisons. L’histoire des hommes est l’histoire du prix du pain.

Ce lien de l’homme et de la nature nourricière, avare ou prodigue au gré des saisons, n’est pas individuel. L’homme cherche à subsister, mais à son rang. Comme si cette dépendance imposait une organisation hiérarchique de la société. […]

Communautés hiérarchisées, sociétés d’ordres. Pour chacun, vivre à son rang, au sein de son État. Sociétés closes, mais aussi communautés ; communautés rurales ou urbaines dont l’individu ne peut se détacher. Pas de destin individuel. Que signifie le mot progrès quand il s’agit de vivre ? Le progrès vient avec le marchand, avec celui qui risque autre chose que sa vie, dont le but n’est pas seulement de se nourrir mais de vendre c’est-à-dire de s’enrichir. […]

Quand la vie est assurée, quand subsister n’est plus problème ; la communauté éclate, la hiérarchie est bouleversée. Aventureusement il faut créer un ordre nouveau, rejeter l’ordre ancien et ceux qui s’y accrochent : dorénavant ils sont observateurs ou, mieux, réactionnaires, refusant le progrès, l’avenir ; voulant maintenir le présent.

Il y eut donc rupture. L’homme avait gagné la vie, il n’était plus rare sur le globe. Même si au sein des campagnes, là où la dépendance ancienne était la plus forte, le progrès fut aussi éclatement de la communauté : abandonne les pratiques collectives celui qui a « plus » et qui peut ainsi travailler « en termes de progrès : arrondir sa terre, la clôturer, élever des animaux, vendre. Ainsi naît le capitalisme rural, tandis que les paysans réactionnaires s’accrochent aux pratiques communautaires grâce auxquelles ils pouvaient subsister. Et c’est bien ironie paradoxale de l’histoire de constater aujourd’hui le retournement de la situation.

Contemporain du capitalisme naît le socialisme. Pouvait-on songer à partager les richesses dans les sociétés d’ordres ? […] Le socialisme adopte parfois l’idéologie du progrès ; Saint-Simon et Marx inscrivent leurs projets dans l’optique de l’expansion : créer toujours plus de richesses. Certes Marx ne cherche pas à encourager l’ardeur des entrepreneurs individualistes comme Saint-Simon, mais si le marxisme est une critique morale du bénéfice capitaliste, il est aussi une critique technique des méthodes de gestion : on pourrait produire mieux en supprimant les gaspillages. Et le marxisme invente la planification, cette organisation technocratique du futur. […]

Mais il est aussi d’autres socialismes ; des socialismes défiant de l’idée de progrès, des socialismes qui ne songent pas à l’expansion ou à la transformation de la nature mais à l’harmonie. Des socialismes qui ne conceptualisent pas en termes de progrès mais de bonheur. Des socialismes à la recherche non de l’avenir mais de la permanence. […] Comme si justice et bonheur dépendaient finalement d’une vie communautaire. […]

Nous ne voulons pas céder ici au très classique réquisitoire contre le progrès et la consommation ; ses banalités sont aussi dangereuses que faciles. Constatons simplement l’échec de l’organisation globale de la société de progrès, l’impossibilité à inventer un art de vivre adapté à cette fuite perpétuelle dans l’avenir. D’où ce constant décalage entre le progrès objectif et le progrès vécu.

Le progrès, né d’aventures individuelles, s’est développé dans un cadre théoriquement collectif : la ville. La cité avait jusqu’alors un sens religieux ou royal, les communautés artisanales ou marchandes s’y groupaient autour de la cathédrale ou de la place royale. La communauté là encore était organisée et hiérarchisée. Puis la cité devint manufacturière. Les entrepreneurs eurent besoin de main-d’œuvre, de salariés. Une organisation où seul l’individu est valeur n’a pas su créer un cadre de vie collective.

Ailleurs, en URSS, le marxisme, sans renier l’expansion, a voulu effacer le profit individuel, mais la véritable communauté est restée à l’état de rêve : une projection de l’avenir sur le présent. Le centralisme démocratique ne fut pas longtemps fraternel. […]

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