Le dictionnaire du sens interdit - Mai-juin Quarante
Articles de la revue France Forum
MAI-JUIN QUARANTE.
Quatre-vingts ans. On commémore. il y a plus à se souvenir qu’à commémorer. L’exode : six à huit millions de femmes, d’enfants et de vieillards déferlant vers le sud. « Les Boches arrivent. » automobiles bourgeoises, charrettes hippomobiles paysannes, chars à bras, brouettes, motos, vélos envahissent les routes, chargés d’un pathétique amas d’objets hétéroclites qui racontent l’intimité des familles. Peuple affamé, épuisé, affolé : c’est au milieu de ce chaos que, le 17 juin 1940, le maréchal Pétain, chef du gouvernement depuis la veille, prend acte de la situation en des termes que la diffusion de son discours à la radio inscrit dans le marbre de l’Histoire. « Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur [...]. C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. » Il sait ce qu’il risque: « Je brûlerai ma gloire », dit-il. Le peuple de l’exode ne retient qu’une chose : les mitraillages vont cesser. Cette compassion pour l’indicible malheur de la multitude en déroute, cette capacité à arrêter l’avancée apparemment irrésistible de la Wehrmacht, à conserver deux petits cinquièmes de France non occupée, auront été accueillies avec une immense reconnaissance. L’irruption sur la scène politique de ce personnage d’allure régalienne aura été perçue par toute une partie de la nation comme l’imprévisible résurrection d’une France effacée par la iiie République. C’était comme si la chaîne des temps était renouée. et c’est pourquoi, le Maréchal serait bientôt ovationné de ville en ville par un peuple temporairement conquis. Et voici que surgit un personnage marqué pour l’histoire, Charles de Gaulle, général à titre temporaire, qui, huit ans plus tôt, a fait dans Le fil de l’épée, le portrait flamboyant de l’homme de caractère. « L’homme de caractère confère à l’action la noblesse ; sans lui morne tâche d’esclave, grâce à lui jeu divin du héros. [...] Qu’il se borne au terre à terre, qu’il se contente de peu, c’en est fait ! il peut être un bon serviteur, non pas un maître vers qui se tournent la foi et les rêves. » Ces traits qui constituent l’homme de caractère, c’est au sein des circonstances exceptionnelles qu’ils se révèlent. On y est. La tourmente historique offre à l’élu de jouer sur la scène du monde le jeu divin du héros. Ayant écrit ce qu’il a écrit huit ans plus tôt, il ne reste plus à Charles de Gaulle qu’à assumer le rôle que les circonstances lui proposent. Idolâtrie de l’Histoire ? Il faudrait sonder les reins et les cœurs. Resterait aussi à expliquer que les engagés de la France combattante et les volontaires de la résistance clandestine aient rallié un personnage aussi singulier que ce général de brigade qui se manifeste le 18 juin 1940. Resterait à comprendre pourquoi, le 11 novembre 1940, les étudiants manifestent leur patriotisme en déposant une gerbe en forme de croix de Lorraine sur la tombe du soldat inconnu. L’homme de Londres ne s’est pas beaucoup fatigué à plaire. Son ambition, son ego, ses calculs et ses détours dans l’action ne sont pas restés longtemps ignorés. Et, cependant, c’est vers ce personnage que vont les attentes, les fidélités, les allégeances des Français qui, en cette année 1940, refusent de se résigner à la défaite. C’est que l’homme a su identifier sa personne aux espérances de la patrie asservie, usant, par ailleurs, de la langue française avec un art qui fait de lui le commentateur inspiré de sa propre épopée. De sorte que cet inconnu qui ne fut longtemps qu’une voix fera irruption le 26 août 1944 aux Champs-Élysées, surgissant des profondeurs de l’histoire de France, au milieu de tout un peuple emporté par la jubilation de la liberté retrouvée. L’hagiographe n’ajoute rien à la gloire du Général lorsqu’il se complaît dans la flagornerie dévotieuse. Mais le contempteur, lorsqu’il le réduit à ses seules passions narcissiques ou à ses seules ruses politiques, ne témoigne que de sa propre cécité.