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La nature des systèmes monétaires

parPascal SALIN, professeur honoraire à l’université Paris-Dauphine, président de l’Association pour la liberté économique et le progrès social, ancien président de la Société du Mont-Pèlerin

Articles de la revue France Forum

Cryptomonnaies, enfin de la concurrence sur le marché monétaire !

Un système peut être défini comme un ensemble de relations coordonnées entre des éléments différents. Il peut concerner des éléments matériels (par exemple, un système de communication) ou des éléments humains. Un système monétaire concerne les relations de type monétaire qui existent entre différents individus ou groupes d’individus (par exemple, des entreprises ou des banques).

L’élaboration d’un système peut se faire de deux manières. Premièrement, elle peut résulter de l’existence d’institutions qui ont la possibilité (ou même le pouvoir) de déterminer le comportement des différentes unités du système de manière à assurer la cohérence de ces comportements et donc leur coordination. Il existe d’innombrables exemples de systèmes de ce type avec les institutions étatiques. On peut parler de système institutionnel. Une seconde possibilité de coordination provient du libre comportement des individus, mais dans le respect de règles qui assurent la coordination entre ces individus. Ainsi, le respect des droits de propriété et des contrats détermine le fonctionnement cohérent d’un système de marché. On peut parler de système spontané.

Les systèmes monétaires de notre époque sont tous institutionnels (ce qui n’a pas toujours été le cas), aussi bien pour la production des monnaies que pour leur circulation. Mais il est frappant de constater que tous les systèmes monétaires modernes (particulièrement aux XXe et XXIe siècles) reposent sur des institutions absolument identiques. Ils sont hiérarchiques, nationaux et publics. Ils sont nationaux en ce sens que, dans chaque pays (ou groupe de pays comme cela est le cas pour la zone euro en Europe ou pour le franc CFA en Afrique), une seule et même monnaie est produite et circule. Ils sont hiérarchiques parce qu’il existe un centre de décision unique – à savoir la banque centrale ou, plus généralement, les autorités monétaires – qui détermine les conditions de production d’une monnaie et, éventuellement, ses conditions de circulation. Ils sont publics parce que la banque centrale est une institution publique. Si les décennies passées ont pu laisser croire à une indépendance des banques centrales, celle-ci demeure relative, les banques centrales étant des organisations publiques dont les gouverneurs sont généralement nommés par le pouvoir politique.

Ces trois caractéristiques sont liées entre elles. En effet, un état disposant du monopole de la contrainte légale sur un pays, il utilise ce privilège pour imposer l’utilisation de la monnaie nationale sur son territoire. Il impose le cours forcé, c’est-à-dire l’obligation pour les résidents d’un pays d’utiliser la monnaie nationale. Bien entendu, lorsque des transactions sont internationales, il faut bien avoir recours à des monnaies étrangères, mais l’état limite parfois cette possibilité en exigeant un contrôle des changes. Les autorités monétaires publiques interdisent, par ailleurs, à quiconque de produire la monnaie nationale en-dehors des organisations habilitées à le faire, à savoir la banque centrale et les banques commerciales. On peut donc dire que, dans chaque pays (ou groupe de pays), il existe un monopole public pour la production et la circulation de la monnaie. Plus précisément, il existe un cartel obligatoire, composé de la banque centrale et des banques commerciales, qui dispose d’un pouvoir de monopole.


QU’EN EST-IL DE LA MONNAIE ? Il faut reconnaître que tout monopole est mauvais parce qu’il signifie que la concurrence est interdite, alors que la concurrence est un facteur d’innovation et donc de bon fonctionnement des systèmes productifs. Force est de constater, dans ce contexte, que les trois caractéristiques des systèmes monétaires modernes, non seulement ne sont pas nécessaires, mais sont même nuisibles. La preuve en est : jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu autant d’inflation (et de crises monétaires) que depuis que les banques centrales publiques existent (essentiellement depuis le XIXe siècle et le début du XXe siècle). Or, l’inflation est nécessairement mauvaise puisqu’elle signifie la perte de pouvoir d’achat d’une monnaie qui, elle, est utile aux individus parce qu’elle constitue un pouvoir d’achat disponible. Dire qu’il y a inflation, c’est dire que la monnaie est mauvaise. Précisément parce que l’état interdit que d’autres monnaies viennent concurrencer la monnaie nationale, il a la possibilité d’imposer à ses citoyens l’usage d’une mauvaise monnaie, ce qui lui permet, par ailleurs, de bénéficier de ce qu’on appelle un « impôt d’inflation ». La théorie du monopole explique qu’un monopole peut faire des superprofits aux dépens des consommateurs. Mais les seuls vrais monopoles sont les monopoles publics car ils peuvent interdire la concurrence en utilisant la contrainte légale. Le fonctionnement des systèmes monétaires modernes en est une parfaite illustration.

Dès lors, il est légitime de mettre en cause le caractère monopolistique des systèmes monétaires modernes et, a fortiori, de s’interroger sur le rôle de la concurrence dans le fonctionnement des systèmes monétaires. La concurrence présente ce grand mérite qu’elle incite chaque producteur à faire mieux que les autres. Elle conduit donc à une diversification des biens et à la recherche constante de leur amélioration. Qu’en est-il pour la monnaie ? Imaginons un monde sans système monétaire institutionnel et dans lequel n’importe qui aurait le droit d’émettre une monnaie avec ses caractéristiques propres. Il est certain que les détenteurs de monnaie sélectionneraient peu à peu les monnaies qui conservent le mieux le pouvoir d’achat, c’est-à-dire les monnaies les moins inflationnistes. Une caractéristique spécifique est à prendre en compte : une monnaie est d’autant plus utile qu’elle est acceptée par le plus grand nombre. Ceci signifie qu’il ne serait pas optimal d’avoir dans le monde des millions de monnaies différentes. Il ne serait pas non plus optimal d’en avoir une seule, car la concurrence n’existerait plus. Une situation intermédiaire est trouvée par la constitution de cartels monétaires (ou systèmes monétaires spontanés) : plusieurs producteurs rendent leurs monnaies parfaitement substituables les unes aux autres en accordant des garanties de convertibilité à prix fixe (et, éventuellement, une garantie de convertibilité contre un même bien : l’or, par exemple). C’est exactement ainsi qu’ont fonctionné bien des systèmes monétaires spontanés du passé1.

L’apparition des cryptomonnaies constitue une atteinte au caractère monopolistique des systèmes monétaires dominants. Un système monétaire spontané comme celui qui émet et fait circuler les bitcoins n’est ni national, ni hiérarchique, ni public. Or, ces systèmes monétaires se développent, ce qui prouve bien qu’ils sont désirés. Cette concurrence qu’ils introduisent dans le fonctionnement des systèmes monétaires conduira-t-elle à la disparition des monnaies émises actuellement par les systèmes institutionnels monopolistiques ? Cela est difficile à dire, car les systèmes institutionnels disposent d’un atout que ne possèdent pas les systèmes spontanés : l’instrument de la contrainte.

Le terme de « guerre des monnaies » ne devrait pas être utilisé pour désigner ce qui est, en réalité, une situation de concurrence, c’est-à-dire une situation dans laquelle chacun est libre de produire et d’utiliser une monnaie. Parler de guerre, c’est parler de l’usage de la contrainte. Or, celle-ci ne peut être utilisée que par les systèmes publics. Mais encore faut-il sans doute introduire une nuance. Quand on parle de guerre, on envisage généralement une situation dans laquelle les autorités d’un pays exercent la violence à l’égard d’autres pays. Dans le domaine monétaire, cela ne peut évidemment pas être le cas, car les autorités monétaires d’un pays ne sont pas en mesure d’imposer l’usage de leur monnaie aux résidents d’autres pays en usant de la contrainte. Lorsqu’on parle de guerre des monnaies, on pense donc plutôt à une situation dans laquelle des gouvernements essaient d’obtenir un avantage relatif par rapport aux autres grâce à des manipulations monétaires. Celles-ci consistent à pratiquer, par exemple, des dévaluations ou, tout au moins, de mener des politiques monétaires qui conduisent à faire varier le prix relatif des monnaies (c’est-à-dire les taux de change). Les buts de telles politiques économiques sont totalement illusoires. Et les guerres de monnaies ne peuvent donc être que nuisibles. Ainsi, il est erroné de croire qu’en dévaluant une monnaie les autorités peuvent permettre de réduire un déficit commercial ou faire apparaître un excédent commercial. Plus encore, de croire que ceci permettrait d’augmenter la demande globale et donc d’accroître l’activité économique. Il s’agit là d’idées – malheureusement répandues – qui sont inspirées de la théorie keynésienne, dépourvue de toute validité2.
 

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1. Il est donc normal que les monnaies soient produites par des « systèmes monétaires » (et non par des producteurs indépendants les uns des autres, comme peuvent l’être les producteurs de légumes). Mais il n’y a pas de raison que ces systèmes soient hiérarchiques, nationaux et publics.
2. Pascal Salin est l'auteur de Concurrence et liberté des échanges, éditions Libréchange, 2014 ; et Les systèmes monétaires. Des besoins individuels aux réalités internationales, Odile Jacob, 2016.

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