La nouvelle identité géopolitique de la Turquie
Articles de la revue France Forum
Non alignée sauf sur ses propres positions !
Située aux confins de trois continents (Europe, Asie, Afrique) et au coeur de cette zone d’intérêts stratégiques pour les principaux acteurs mondiaux qu’est la Méditerranée orientale, la Turquie se trouve au centre d’une région qui concentre à elle seule tous les enjeux et les défis de la mondialisation. Malgré le basculement géostratégique et géoéconomique vers l’Asie du sud et de l’Est, le Moyen-Orient demeure une zone clé dans le rééquilibrage stratégique des puissances mondiales. La mer Méditerranée est un véritable cordon ombilical énergétique et économique entre Orient et Occident. Nonobstant l’interdépendance maritime généralisée des économies mondiales qui accroît l’influence des lignes de communications maritimes, la liaison des trois continents par la Méditerranée contribue à accentuer son importance. Le détroit d’Ormuz et le golfe d’Aden permettent de relier l’Europe et le Moyen-Orient à l’océan indien, tandis que le détroit de Malacca et celui de la sonde assurent la jonction entre l’océan indien et le Pacifique.
UNE PLACE GÉOGRAPHIQUE CENTRALE. La centralité du positionnement géographique de la Turquie est accentuée par la dépendance, d’une part, des pays européens aux détroits de la mer du Nord – région de passage des gazoducs vers l’Europe – pour leurs approvisionnements énergétiques et, d’autre part, de la Chine pour la mise en oeuvre de la route de la soie (Belt and Road initiative) dont le tracé borde la Méditerranée. La Turquie devient, de fait, le pôle de jonction de l’Asie et de l’Europe tout en restant au coeur de l’échiquier mondial qu’est l’Eurasie (Rimland). Les tensions qui se concentrent dans l’environnement immédiat de la Turquie sont donc à la hauteur des enjeux ; et les manoeuvres des différents acteurs, régionaux ou mondiaux, illustrent – comme en témoigne presque quotidiennement l’actualité – le degré de tension qui règne pour exercer ou maintenir une influence dans cette partie du monde. Consciente de cette dépendance géostratégique et géoéconomique des différents acteurs, la Turquie entend jouer sa partition afin de s’ériger en puissance régionale indispensable à la stratégie d’influence des plus puissants qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Union européenne (UE), de la Russie ou de la Chine. Le tout en se réappropriant sa géopolitique ou, plus précisément, en redéfinissant sa conception ou représentation de celle-ci pour oeuvrer à une posture géostratégique renouvelée.
La Turquie a pris acte du fait que la nouvelle dynamique du système international marquée par l’affaiblissement de l’hégémonie américaine et la déstructuration du système d’alliances issu de la guerre froide ouvre une brèche. Un nouveau « modelage » des rapports interétatiques, sous le poids d’un monde désormais multipolaire, redessine les identités et les relations interétatiques ainsi que les appartenances, voire les alliances, entre nations qu’elles soient puissances régionales ou globales. Dans un tel contexte mondial, les autorités turques prennent conscience que raisonner en termes d’appartenance à l’axe occidental n’a plus de sens ni de pertinence. L’ère bipolaire est un système révolu. C’est pourquoi, les alliances et mésalliances récentes de la Turquie témoignent d’une diplomatie à géométrie variable en fonction de ses intérêts politico-stratégiques et géostratégiques. Dans un ordre mondial en gestation aux contours encore flous, mais dont le cadre ancien n’est déjà plus, la Turquie oeuvre à dépasser une identité prédéfinie jusque-là par rapport au « camp » ou au « bloc » occidental sans pour autant renoncer à ses acquis en tant que membre de l’Otan, par exemple. Elle se donne les moyens de forger une politique étrangère multidimensionnelle et multivectorielle en puisant principalement dans tous les ressorts de sa géopolitique régionale.
CONCEVOIR SON RÔLE ET SA PLACE SUR L’ÉCHIQUIER MONDIAL. La Turquie conçoit sa place et son rôle sur l’échiquier mondial à partir d’une conception stato-centrée valorisant son positionnement géographique. Au lieu de se définir « par projection » ou « par rapport à » des entités étatiques hégémoniques ou puissantes, elle valorise une diplomatie qui accentue une posture stato-centrée. Autrement dit, elle initie une politique étrangère qui a vocation à l’extirper de la dépendance stratégique aux autres États pour qu’au contraire ceux-ci deviennent dépendant de ses postures politico-stratégiques. Forte de son positionnement géographique qui en fait un pays à haut potentiel de centralité géostratégique, la Turquie tente ainsi de s’ériger en pôle d’attraction des projections stratégiques des grandes puissances pour être celle qui relie l’Europe à l’Asie et le Moyen-Orient à l’Asie : elle est l’acteur clé qui donne tout son sens à la « triade continentale ». Elle conçoit sa puissance en termes d’influence géographique régionale, mais à portée mondiale, pour devenir le pays au centre du pôle de puissance moyen-orientale. L’objectif de la politique étrangère turque, tel qu’il découle du discours du ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, est de donner vie et corps à cette centralité de la Turquie et, avec le projet Yeniden Asya (Asia New), de l’ouvrir et de l’ériger « en acteur consolidant l’état unificateur de l’Europe et de l’Asie » compte tenu de l’interdépendance stratégique de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Asie du sud-Est.
Certes, la Turquie est un pays pivot dans sa région, mais sa posture géostratégique renouvelée en fait également un acteur indispensable dans l’ordre mondial en gestation. Tout en tirant profit des failles d’un système international en quête de repères, elle promeut une diplomatie volontariste et à vocation indépendante afin de se forger une identité géopolitique nouvelle dans l’objectif de se faire une place parmi les plus puissants du monde de demain. La nouvelle configuration des relations internationales fait de son positionnement géographique un atout qui valorise ce nouveau rôle d’acteur pivot stato-centré.