Le tournant autoritaire : posture durable ou fuite en avant ?
Articles de la revue France Forum
La démocratie sous surveillance.
Lorsque le Parti de la justice et du développement (AKP) est arrivé au pouvoir en 2002, deux scénarios prévalaient dans les cercles d’experts. Certains voyaient dans ces ex-islamistes, convertis à l’intégration européenne, des islamo-démocrates, comparables aux chrétiens-démocrates occidentaux, qui allaient mettre fin au cercle vicieux de la démocratie turque, régulièrement recadrée par des interventions militaires au cours de la seconde moitié du XXe siècle. D’autres annonçaient la prochaine transformation de ce pays en une sorte de théocratie qui ferait oublier la république laïque de Mustafa Kemal Atatürk. Près de deux décennies plus tard, on doit admettre qu’un troisième scénario s’est imposé, celui d’un régime autoritaire, populiste et surtout nationaliste, fortement centralisé autour de la personne même du leader de l’AKP, Recep Tayyip Erdogan. Comment expliquer une telle évolution, qui fait aujourd’hui de la Turquie un régime hybride où les violations graves des libertés fondamentales sont légion, mais où demeurent des espaces de contestation ? C’est ce qu’ont bien montré l’élection spectaculaire d’un candidat de l’opposition, à Istanbul, lors du scrutin municipal de 2019, ou la levée de l’interdiction du site internet Wikipedia, à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle, en janvier 2020.
LA DÉRIVE AUTORITAIRE DE ERDOGAN. Le manque d’enthousiasme manifesté par les Européens à l’égard de la candidature turque à l’Union européenne (UE) a sans doute sa part dans la dérive autoritaire du régime de Recep Tayyip Erdogan. On se souvient que, dans les années 1970, l’intégration européenne avait favorisé le passage à la démocratie des anciennes dictatures de l’Europe méridionale. Au début du XXIe siècle, s’inspirant des transitions démocratiques européennes, la Turquie mène des réformes importantes, révisant sa Constitution, amendant ses codes civil et pénal, pour entrer dans les standards européens. Ce climat favorise une ouverture sans précédent de la société turque qui commence à déflorer les tabous de son histoire (génocide arménien notamment) ou à montrer une certaine bienveillance à l’égard de sa diversité (kurde, alévie). Cela permet à Ankara d’ouvrir, en 2005, des négociations d’adhésion avec Bruxelles, mais ne fait pas disparaître les préventions européennes à l’égard d’un candidat turc considéré comme un intrus. Dès lors, l’AKP va avoir beau jeu de raviver les vieilles rancoeurs que les Turcs nourrissent à l’égard des Occidentaux en remettant en avant des conceptions traditionalistes, religieuses et nationalistes, au détriment de valeurs universalistes prônées par l’UE.
L’échec de la résolution de la question kurde explique aussi l’autoritarisme qui a fini par s’imposer. Là encore, il faut se souvenir qu’en 2005 Recep Tayyip Erdogan est le premier dirigeant turc à admettre qu’il existe un problème kurde dans son pays. Par la suite, à partir de 2009, trois processus de paix tenteront de trouver une solution. Néanmoins, lors des élections de 2015, l’AKP va perdre pour la première fois sa majorité absolue au Parlement. En effet, cette stratégie d’ouverture lui aliène la frange la plus nationaliste de ses partisans qui la juge dangereuse sans pour autant lui permettre d’accroître son électorat kurde qui estime que les réformes entreprises ne vont pas assez loin. Dès lors, à la recherche d’alliés à une époque où l’usure du pouvoir commence à se faire fortement sentir, Recep Tayyip Erdogan opte, en 2017, pour un rapprochement avec les nationalistes d’extrême droite du Parti d’action nationaliste (MHP) et se détourne des Kurdes dont le Parti démocratique des peuples (HDP) devient son cauchemar en confirmant son implantation électorale et parlementaire.
UN ENCHAÎNEMENT INTERMINABLE DE PURGES. Il faut voir, par ailleurs, que la longévité du gouvernement établi depuis 2002 va générer, au fil des ans, une série de luttes intestines. Avec le recul, on peut dire que l’histoire de l’AKP au pouvoir est constituée d’un enchaînement interminable de purges. Les premières ont été conduites, dès 2007, par le mouvement Gülen (alors allié de Erdogan) dans le cadre de grands procès lancés contre des représentants de l’establishment kémaliste (réseau Ergenekon, affaire Balyoz1). Mais quand les vieilles élites laïques ont été à terre, le régime s’est mis à craindre leurs bourreaux, en l’occurrence les gülenistes. En effet, bien implantés dans la justice, ces derniers ont été à l’origine de cette première épuration. La tentative de coup d’État de 2016, principalement ourdie par le mouvement Gülen, est un peu l’aboutissement de cette rivalité endogène, mais elle a surtout permis la légitimation, par le gouvernement de l’AKP qui en est sorti renforcé, d’une répression sans précédent qui, outre les gülenistes, s’est mise à concerner de multiples opposants (Kurdes, universitaires, journalistes, militants associatifs...).
La situation internationale dégradée du Moyen-Orient et le voisinage d’États en délitement (Syrie, Irak) ont également favorisé la montée en puissance d’un pouvoir fort. Reprochant à ses alliés occidentaux de ne l’avoir pas assez soutenu face aux crises syrienne et irakienne, Recep Tayyip Erdogan a repris stratégiquement l’initiative en se rapprochant de la Russie et de l’Iran, ce qui lui a permis de lancer, depuis 2016, trois opérations militaires en Syrie où il dispose désormais d’une zone d’influence conséquente et où il est parvenu à contenir la poussée des milices kurdes du Rojava. Cette offensive diplomatique et militaire voit le nouveau régime turc présidentialisé afficher ses ambitions de puissance régionale, pour faire oublier à ses concitoyens une situation économique moins favorable, le poids que constitue l’accueil de près de 4 millions de réfugiés ou les tensions permanentes générées par une forte polarisation de la société turque.
Mais quand tout est dit ou presque, une dernière cause de cet autoritarisme turc doit être avancée, à plus forte raison parce qu’elle amène à réfléchir à l’avenir de celui-ci. La rigidification du régime politique turc survient, en effet, dans un contexte mondial de déclin de la démocratie libérale. Avec l’avènement de dirigeants populistes dans le monde anglosaxon ou en Europe centrale et orientale, le régime représentatif et l’État de droit ne constituent plus les références incontournables qu’ils ont pu être, pour la Turquie, dans les deux décennies suivant la fin de la guerre froide. Ce constat ne doit pourtant pas faire oublier les points faibles du régime de Erdogan : une trop grande personnalisation du pouvoir qui laisse peu de place à la construction d’un système durable, une course aux grands travaux qui lasse une population frappée par les effets de la crise économique et, enfin, des ambitions internationales en syrie, en Méditerranée orientale et, désormais, en Libye qui inquiètent les Turcs par leur témérité. Le prochain rendez-vous de Recep Tayyip Erdogan avec ses électeurs doit intervenir en 2023, année du centième anniversaire de la fondation de la République de Turquie. Un rendez-vous avec l’Histoire certes, mais pour quel avenir ?
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1. En 2007, des procureurs liés au mouvement Gülen, pour la plupart, lancent une enquête contre un réseau d’activistes, suspecté de vouloir renverser le gouvernement de l’AKP. Dans les années qui suivent, des centaines de militaires, d’universitaires, de journalistes accusés d’être membres de ce réseau, dénommé Ergenekon, sont ainsi arrêtés (y compris le général İlker Başbug, chef d’état-major de l’armée turque, entre 2008-2010) et condamnés à de lourdes peines. En 2010, un nouveau complot du même genre est mis au jour, l’affaire Balyoz. À partir de 2013, avec la disgrâce du mouvement Gülen, de nouveaux procès blanchissent les condamnés en reconnaissant que ces affaires ont été montées de toutes pièces. En quelques années, elles ont pourtant réduit à néant l’influence politique que l’armée turque avait sur le système.