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1970 : l’Europe sort de l’ornière

Articles de la revue France Forum

L’année 1970 s’ouvre sous d’heureux auspices pour la Communauté économique européenne : le succès de la conférence au sommet de La Haye les 1er et 2 décembre, l’accord intervenu à Bruxelles le 22 décembre sur le règlement financier de la politique agricole commune, après cinquante heures de négociations menées tambour battant, permettent au Marché commun d’entrer dans sa phase définitive, ce qui en consacre le caractère irréversible. L’Europe est sortie de l’ornière. Elle a repris sa marche en avant. Est-ce la grande relance espérée par la majorité de l’opinion publique de nos pays ? L’avenir de la construction européenne est-il complètement et définitivement assuré ? Il est prématuré de répondre aujourd’hui à ces deux questions. Nul ne peut garantir aujourd’hui que les promesses de La Haye seront tenues. […]

La conférence de La Haye était nécessaire pour écarter le risque de paralysie ou de dilution auquel était exposée la Communauté économique européenne depuis le second veto français à l’adhésion britannique de décembre 1967. Son échec eût provoqué une crise grave, susceptible de remettre en cause tous les progrès accomplis dans la voie de l’intégration européenne depuis 1950 : le Marché commun devait avancer ou reculer. […] Il ne fait pas de doute que sans la conférence de La Haye, les difficiles négociations sur le règlement financier auraient eu fort peu de chances de réussir. Si le climat politique ne s’était amélioré les 1er et 2 décembre, il n’eût pas été possible de surmonter les graves divergences d’intérêt qui opposent les six en ce domaine. Autrement dit, si le référendum d’avril n’avait pas eu le résultat que l’on sait, la fin de l’année 1969 aurait peut-être vu la fin du Marché commun…

Rien n’eût été possible sans l’assouplissement de l’attitude française, sans un changement de style et d’état d’esprit auquel s’est trouvée heureusement correspondre la bonne volonté de nos partenaires. […] tous avaient la volonté d’aboutir. Rien n’eût été possible sans un accord unanime, à la fois pour achever le Marché commun, pour le renforcer, et pour l’élargir, dans des conditions telles que l’élargissement ne soit point un affaiblissement.

C’est cet accord fondamental qui est intervenu à La Haye. Le rétablissement de la confiance entre les six, le rappel des « finalités politiques » du traité de Rome sont les résultats les plus importants de la Conférence. En même temps, il a été décidé – et cet accord a été l’arme la plus puissante des négociateurs français à Bruxelles – que le règlement financier définitif de la politique agricole serait adopté avant la fin de l’année. Il a été convenu en fait que les négociations avec la Grande-Bretagne et les autres pays candidats pourraient s’engager à la fin du premier semestre 1970. Enfin, un certain nombre d’accords de principe ont pu être réalisés, pour la création de ressources propres, assurant l’autonomie financière de la Communauté, ainsi que pour le renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen, pour la relance d’Euratom et pour une réforme du Fonds social. […]

« L’esprit de La Haye » a permis aux négociations financières agricoles de Bruxelles, si âpres soient-elles, de progresser rapidement. […] Chacun a fait des concessions. La France en particulier accepte de contribuer plus dans l’immédiat au financement de la politique agricole, dont elle est la principale bénéficiaire, afin de tenir compte des difficultés de ses partenaires, en particulier de l’Italie (qui perçoit à elle seule 37 % des prélèvements agricoles de la Communauté). En échange, elle obtient, grâce au versement des prélèvements à la caisse commune à partir de 1971, la consécration du principe de la préférence communautaire. Elle obtient un règlement financier définitif à une date qui n’est pas lointaine (1975). La Communauté y gagne plus encore. Avec l’affectation communautaire des prélèvements et des droits de douane, puis d’un pourcentage de la taxe à la valeur ajoutée, elle se voit dotée d’un commencement du budget fédéral. Ce budget sera contrôlé par le Parlement européen, qui aura le dernier mot dans la discussion budgétaire à partir de 1975. C’est là un très grand pas en avant pour l’intégration européenne. « L’engrenage » de l’intégration peut entraîner fort loin. […]

La conférence de La Haye a ranimé l’espérance des peuples européens. Le succès de La Haye, le succès de Bruxelles constituent une victoire de la nécessité (il fallait, nous l’avons dit, avancer ou reculer) et, plus encore peut être, une victoire de l’opinion publique. Tous les sondages montrent en effet que l’opinion, particulièrement la jeunesse, de tous nos pays, désire l’unification de l’Europe. 57 % des Français accepteraient de devenir demain citoyens européens. 66 % d’entre eux seraient prêts à donner leurs voix à un président de l’Europe qui ne serait pas français. De ce point de vue, on peut dire que la conférence au sommet et les négociations sur le règlement financier ne pouvaient pas échouer.

Soyons justes : de ces grandes réunions européennes, on pouvait peut-être espérer davantage, on ne pouvait guère attendre plus en si peu de temps. L’essentiel est que la Communauté européenne se trouve débloquée. Après une période de stagnation, qui aurait pu devenir mortelle, elle entre dans une nouvelle phase de développement dynamique. Et c’est ce qui importe.

Le 9 mai 1970, l’Europe fêtera le vingtième anniversaire de la déclaration historique de Robert Schuman qui est à l’origine de tous les progrès accomplis sur la voie de l’unité européenne. L’expérience a montré que cette unité était nécessaire mais aussi difficile, que pour la rendre possible, il fallait commencer par des réalisations concrètes, créant entre les pays européens une « solidarité de fait », à partir de laquelle se développera la conscience d’un destin commun. Quelques mois avant sa mort, aux pires heures de la crise européenne, M. Robert Schuman nous a légué des paroles d’espérance : « L’Europe, disait-il, ne se fera pas en un jour, ni sans heurts. Mais l’idée européenne a maintenant pris racine dans l’esprit des peuples européens », et personne ne pourra plus la déraciner. Pour reprendre une image que le père de l’Europe eût sans doute affectionnée, le grain de sénevé est devenu maintenant un arbre et l’arbre peut devenir bientôt une grande forêt. Les difficultés d’aujourd’hui ne doivent pas nous cacher la forêt de demain.


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