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À l'aune de la domination des grandes entreprises

parFrançois VIDAL-CASTEL, directeur adjoint du programme Géopolitique des Amériques de l'institut Open Diplomacy et responsable grands comptes « service financier » dans une société de conseil

Articles de la revue France Forum

Quand la posture se transforme en imposture...

En nommant en février 2017, un ambassadeur auprès des sociétés technologiques dites GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), le Danemark a marqué les esprits, les États étant, en principe, seuls maîtres de territoires et seuls à disposer de prérogatives régaliennes et donc seuls à pouvoir entretenir des liens diplomatiques entre eux. Le royaume de Hamlet a pris acte officiellement de la nouvelle donne imposée par la puissance financière de ces acteurs privés, créant une relation sui generis peut-être amenée à se généraliser.


RAPPORT DE FORCE ENTRE ENTREPRISES ET ÉTATS. Les grandes entreprises disposent de moyens supérieurs à ceux de bien des États. Par exemple, la compagnie pétrolière Exxon Mobil a généré 246 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2015. Apple enregistrait, de son côté, 233 milliards de dollars de revenus et l’assureur AXA, 129 milliards de dollars. À titre de comparaison, le PIB de l’Équateur, en 2015, était de 100 milliards de dollars, celui de l’Algérie de 166 milliards de dollars ou encore celui du Bangladesh – où 10 millions de personnes sont menacées par la montée des eaux provoquée par le changement climatique – de 195 milliards de dollars.

Les moyens financiers des grandes entreprises leur confèrent un statut d’acteur incontournable pour les gouvernements, avec qui ces derniers doivent travailler pour accomplir leurs missions. Cela se vérifie, par exemple, dans le processus d’élaboration réglementaire de l’Union européenne qui inclut systématiquement la consultation de l’ensemble des parties prenantes et auquel les entreprises prennent activement part. Cette proximité entre entreprises et décideurs publics a d’ailleurs été, à maintes reprises, critiquée : lors des débats sur la réglementation REACH de classification des substances chimiques, en 2006, l’ONG Greenpeace l’avait dénoncée avec virulence. Les grandes entreprises sont aussi des acteurs avec qui des rapports tendus se développent quand l’intérêt particulier s’oppose à l’intérêt général sensément promu par les gouvernements. Il faut dire que les opinions publiques se mobilisent de plus en plus bruyamment contre l’influence des grandes entreprises multinationales sur les États, comme dans le cas du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA) ou dans les conflits opposant les chauffeurs de taxi aux chauffeurs de VTC. Les opinions publiques démontrent leur volonté de peser dans les débats tout au long des mandats de leurs représentants. 


LE RECOURS AU POPULISME. Quelle attitude adopter dans le jeu de pouvoir et d’influence entre États et entreprises ? Alors que les dirigeants politiques, en particulier ceux personnalisant le pouvoir populiste, ont tendance à considérer qu’ils n’ont pas à s’incliner devant les acteurs privés, le choix de postures jusqu’au-boutistes peut conduire à des impasses face à de grandes entreprises dont les décisions sont essentiellement mues par la recherche du profit, tout accord étant préférable à l’absence d’entente. L’Amérique latine en a connu des exemples caricaturaux durant les années 2000 avec des gouvernements de gauche à la dialectique anti-impérialiste. 

En Argentine, l’entêtement de la présidente Cristina Kirchner (2007-2015) à refuser de négocier avec les créanciers privés détenteurs d’une grande partie de la dette du pays depuis la faillite de 2001 a contribué à alourdir la pression fiscale et à accélérer la perte de confiance des bailleurs de fonds internationaux. Cristina Kirchner avait, en fait, procédé à une translation sémantique, associant dans une même dénonciation le FMI et les fonds « vautours », révélatrice de son besoin de désigner un ennemi, idéalement américain, pour exister en tant que péroniste et leader anti-impérialiste. Au contraire, son successeur, Mauricio Macri, a été élu, en 2015, sur la promesse de trouver une issue rapide et acceptable à ce conflit vieux de plus de dix ans. Cette légitimité à négocier, tirée des urnes, lui a permis de trouver une issue à la crise dans les cent premiers jours de son mandat, démontrant a contrario que la position de Cristina Kirchner tenait plus de la posture que de la prise en compte de la volonté générale. Son retour sur les marchés financiers doit permettre à l’Argentine de financer le développement d’infrastructures créatrices d’emplois et de richesses et d’alléger les taxes sur ses entreprises et ses ménages. 

En Équateur, un autre leader anti-impérialiste, Rafael Correa (2007-2016), s’est entêté dans le conflit qui oppose son pays, depuis 2003, à la compagnie Chevron à cause des dommages de l’exploitation des hydrocarbures dans la forêt amazonienne. L’Équateur réclame à l’entreprise pétrolière américaine 9,5 milliards de dollars. Malgré la volonté du gouvernement de créer un soutien populaire, ce conflit s’est enlisé, servant plutôt de prétexte à justifier les difficultés du gouvernement qu’à sortir le pays de la crise économique dans laquelle il est plongé depuis 2015. D’autant que l’exploitation des hydrocarbures de l’Amazonie est toujours permise, sans prise en compte réelle des enjeux environnementaux, état de fait dénoncé par la société civile. Un comble pour Rafael Correa qui a fait inscrire les droits de la nature dans la Constitution, allant jusqu’à demander que l’Onu frappe de sanctions les grandes entreprises responsables d’atteintes à l’environnement. 

Les États seraient-ils tant dépourvus face aux grandes entreprises qu’ils ne pourraient adopter d’autres postures que complices ou défensives ? En tout état de cause, les exemples de l’Argentine et de l’Équateur démontrent que le jeu peut être gagnant-gagnant lorsque le dirigeant politique sort d’une logique d’incarnation personnelle du pouvoir et d’une certaine forme d’irrationalité, de populisme. Les responsables populistes ne sauraient incarner un leadership authentique, fondé sur une vision, le courage et l’exemplarité, caractérisé par une capacité à rassembler, sans tromper, les meilleures compétences. De la déception des populations constatant le manque de leadership réel de leurs dirigeants pourrait se renforcer le lien unissant opinion publique et entreprise, assez inédit.

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