Cuba : mythes et réalités

parAlbert KALAYDJIAN, chargé de mission au Sénat
28 Novembre 2016
Actualité

Cuba, petit pays dans la cour des grands.
 

Pour la première fois depuis l’indépendance du pays en 1898, un président de la République française est venu en visite officielle à La Havane. La nouvelle a beaucoup surpris des commentateurs inattentifs. En réalité, depuis la déclaration conjointe du 17 décembre dernier entre le président des États-Unis, Barack Obama, et le président de la République cubaine, Raul Castro, le dégel est entamé et probablement dans les prochaines semaines des ambassades respectives vont rouvrir.
 

L’EPOPEE CASTRISTE (1953-1965). Au commencement, l’île de Cuba, arrachée à l’Espagne en 1898 par les États-Unis dans une guerre impériale qui l’avait soustraite à la souveraineté du roi Alphonse XIII avec les Philippines et Porto Rico, était devenue jusqu’en 1935 un protectorat américain. Depuis cette date, l’île était un lieu de “plaisirs coupables”, de casinos et de vacances au soleil pour la fine fleur de la pègre américaine. Un modeste sergent de l’armée locale devenu général puis dictateur et président de la République, Fulgencio Battista, faisait office de chef de l’État et de protecteur de tous les trafics.

En juillet 1953, un médecin idéaliste de 27 ans, Fidel Castro, tenta de prendre la caserne de Moncada pour renverser un régime corrompu avec un romantisme de quarante-huitard. Il échoua, fut arrêté, jugé et condamné à de la prison, de quoi gagner ses galons de héros de la révolution. Bientôt libéré, il se réfugia au Mexique, lieu d’exil des républicains espagnols. C’est là qu’il rencontra un jeune médecin argentin en rupture d’Hippocrate, randonneur en moto à travers l’Amérique latine, un certain Ernesto Guevara. Fidel et le Che, le couple mythique était né. À leurs côtés, le jeune Raul, âgé d’à peine 20 ans, marxiste-léniniste en rupture de ban communiste car le Parti cubain avait condamné formellement ces “aventuristes gauchistes alliés objectifs de l’impérialisme américain et de la bourgeoisie nationale cubaine”.

Les trois compères jouèrent pourtant leur va-tout. En décembre 1956, ce sera le mythique débarquement à Cuba, photographié par les reporters de Paris-Match, des guérilleros “romantiques” contre “l’affreux” Battista. Au dernier Grand Prix de Cuba de Formule 1 à l’été 1957, les révolutionnaires enlèvent le prestigieux Juan Manuel Fangio, champion du monde des conducteurs en titre pour le libérer peu après. Ce dernier arrêtera alors sa carrière après avoir conquis à la fin de l’année son ultime titre. Pis les 150 combattants du début rallièrent des partisans dans la Sierra Maestra et devinrent des milliers. Ils prennent Santiago de Cuba, retournent l’armée nationale et, le jeudi 1er janvier 1959, ils entrent en vainqueur à La Havane.

Un docteur en médecine, Fidel Castro, devient Premier ministre et un autre médecin, Che Guevara, ministre de l’Économie. Raul Castro, à 27 ans, est ministre de la Défense et Oswaldo Dortigos, à 31 ans, président de la République. Le parti communiste cubain dénonce cette “prise de pouvoir illusoire par une bourgeoisie nationale opportuniste”. Le président Eisenhower réagit maladroitement devant des nationalisations sanctions opérées par le pouvoir cubain et le parti démocrate américain bientôt dans les mains du sénateur Kennedy, ami trop proche de Sam Giancanna, un “parrain” de Chicago lié au trafic à Cuba, et de Judith Campbell, son “amie”, ne va cesser de précipiter le “Lider Maximo” dans des bras douteux. L’Assemblée générale des Nations unies de septembre 1960 accélère les événements. Tandis que la France avec le général De Gaulle demeure quant à elle dans une prudente expectative.

Mais le débarquement de la baie des Cochons, le 12 avril 1961, sera un échec mémorable pour la CIA. Cuba n’est pas encore communiste mais elle ne veut pas redevenir le lupanar de l’Amérique. Les rebelles sont repoussés et Castro se retourne, sans avoir vraiment eu le choix, vers Moscou. La crise des missiles est déclenchée, le lundi 22 octobre 1962, et débouche sur une rupture définitive avec les États-Unis, le blocus qui dure depuis cette date, soit 53 ans, et le ralliement en février 1965 de Fidel Castro au communisme. La dissolution de l’ancien parti communiste cubain est acquise et le nouveau parti aura Fidel Castro pour maître absolue en tant que secrétaire général et Raul pour idéologue respecté. Mais des deux, le vrai communiste c’est déjà ce dernier.


LES ANNEES COMMUNISTES (1965-2006). Che Guevara n’est pas d’accord avec Moscou, il n’est pas marxiste-léniniste mais marxiste révolutionnaire. Il va quitter La Havane pour l’Algérie de Ben Bella puis pour le Congo ex belge. S’apercevant que les Africains préfèrent leur vie privée aux exigences ascétiques de la vie du militant révolutionnaire (ni femme, ni alcool, ni jeux d’argent) il abandonne la lutte et se tourne vers l’Amérique latine. Paris-Match, depuis la crise de 1962, ne présente plus sous son meilleur jour le leader révolutionnaire.

Le général de Gaulle, au moment de la crise des fusées a pris, une fois n’est pas coutume, le parti des États-Unis et envisagé froidement un conflit nucléaire. Le Parti communiste français, au contraire, se découvre en 1965 une âme castriste : Jean-Paul Sartre vante les délices de La Havane en 1966, Jean Ferrat part en 1968 faire un voyage initiatique et sort un album consacré à Cuba. Enfin, René Dumont, en 1970, avant de promouvoir la défense de l’environnement, s’extasie sur la récolte collectiviste record de la canne à sucre cette année-là. Entre-temps, le Che est tombé entre des “mains impérialistes” en Bolivie, en octobre 1967, et a été exécuté. Un martyr était né. Tout le monde, à gauche, révérait le héros révolutionnaire, la révolution tiers-mondiste, l’autogestion socialiste, le paradis communiste sous les cocotiers et le charisme de Fidel, visité comme une icône vivante par tout le “gratin” germanopratin.

Cela n’empêche pas Cuba d’intervenir militairement en Angola au côté du MPLA sans susciter la moindre réaction du faible Jimmy Carter. Pendant ce temps, l’économie du pays souffrait de sa monoculture sucrière et rentière, des aléas du prix des matières premières et dépendait entièrement de la manne soviétique. Castro devait toujours louvoyer entre Pékin et Moscou et soutenir Hanoï… et Pyong Yang sans toutefois se fâcher ni avec Belgrade ni avec Bucarest. La révolution cubaine y perdit beaucoup en romantisme. Lorsque survint Gorbatchev, le pouvoir cubain vacilla sur ses bases, la perestroïka et la glasnost interpellèrent. Il fallait prendre position. Fidel Castro réagit alors avec une vigueur extrême. Un procès de Moscou, version La Havane, fut mené en juillet 1989. Le général Ochoa, un vieux compagnon d’armes de Castro, fut dénoncé comme un trafiquant de drogue. Il fut fusillé séance tenante avec ses soi-disant complices. En réalité, il était partisan d’une libéralisation du régime. En janvier 1990, lors d’un voyage à Moscou d’une délégation centriste française conduite par Jacques Barrault, Andreï Gratchev, alors chef du département international du comité central du parti communiste d’Union soviétique, réagissait brutalement à la déclaration du parti communiste cubain  “préférant, je cite, s’engloutir dans les flots plutôt que de renoncer au marxisme-léninisme” : “Nous sommes en désaccord” répliqua-t-il.

L’économie cubaine, privée de la manne de Moscou va lentement s’effondrer. L’éducation, la santé, la culture était toujours assurées mais le reste, l’énergie (le pétrole), l’alimentation, le textile faisaient défaut ou se faisaient rares. Le marché noir prospérait, une économie parallèle allait se développer.
 

LE DEPERISSEMENT DE L'ETAT CUBAIN. Fidel Castro était devenu la figure du Commandeur, le gardien du dogme de la Révolution. Il avait survécu. Aidé par Danielle Mitterrand, révéré par Jack Lang, il bénéficia jusqu’au bout de l’indulgence de l’intelligentsia française même si François Mitterrand “savait” ce qu’il en était vraiment du régime et de la répression qui frappait les opposants.

Fidel, en la personne de Hugo Chavez, le président vénézuélien, trouva un nouvel admirateur et surtout un fournisseur… en pétrole et bolivars. Mais l’État cubain continua à dépérir lentement. Avec Evo Morales, le Bolivien, et Rafael Corréa, l’Équatorien, il avait même fait d’autres émules… à la bourse plate.

Lorsque la maladie le frappe, en juillet 2006, à l’âge de 80 ans, il comprend qu’il lui faut passer le relais… à son frère, Raul, de six ans son cadet. Ce dernier tenait alors bien en main l’armée et la milice populaire, étant ministre de la Défense et de la Sécurité nationale. Il accède ainsi sans problème au secrétariat général du Parti puis plus tard à la présidence de la République. Il sait ne pas brusquer les choses jusqu’à la réunion du Comité central de mars 2009. Après son accession au pouvoir, il se livre à une élimination totale de l’aile gauche du parti dirigé par le jeune Felipe Roque Gimenez, ministre des Affaires étrangères, et favori de Fidel Castro. Celui-ci voulait une “révolution dans la révolution”, une dérive gauchiste, une révolution culturelle, être le nouveau Wang Hong Wen cubain à la tête d’une “bande des quatre”.

Il ne fit pas le poids devant Raul Castro, admirateur non pas de Gorbatchev mais de Teng Siao Ping. La dictature communiste devint alors plus intransigeante, Raul n’avait pas hésité à fusiller jadis. Premier époux de Vilma Espin, apparentée à Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, il demeurait un marxiste-léniniste convaincu et orthodoxe. Persuadé qu’avant tout le parti devait tenir fermement les rênes du pouvoir sans rien lâcher, mais qu’il pouvait modifier les structures économiques. Le socialisme dépend du parti, mais pas de l’économie, telle est la nouvelle doctrine. Si la classe ouvrière, son avant-garde prolétarienne, est aux commandes, elle peut modifier les règles du socialisme.

Ainsi le tourisme est devenu une cause nationale, le petit commerce privé a été permis et 178 activités économiques ont été autorisées. Les voyages des exilés cubains sont alors tolérés dans un sens unique, dollars obligent. Aux États-Unis, le président Obama a compris qu’il ne pourrait gérer de nouveaux exilés cubains le jour où les frontières s’ouvriraient. Enfin, depuis le 13 mars 2013, un pape hispanophone, le premier depuis la mort d’Alexandre VI Borgia en 1503, argentin de surcroît, s’est fait un intermédiaire obligé. Reçu ces jours-ci au Vatican, le président Raul Castro a fait une déclaration stupéfiante après une audience avec le “pape des pauvres” : il est prêt à recommencer à prier et même à retourner à la messe…

En France, François Hollande, s’il veut figurer au second tour de l’élection présidentielle, doit être le candidat unique de la gauche dès le premier tour. Et on n’attrape pas les communistes avec du vinaigre. Alors l’Élysée vaut bien… une messe à La Havane. Il s’agit de priver de tout oxygène politique Jean-Luc Mélenchon. Or, rien ne vaut pour cela la fumée d’un cigare cubain. Même les Verts ne sauraient y résister tant le mythe cubain, celui de Che Guevara, reste fort chez tous les vieux, ou moins vieux, militants gauchistes.

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