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Du désir de biens au désir de services

parHélène TIMOSHKIN, consultante senior au sein du cabinet Orphoz

Articles de la revue France Forum

Le capitalisme a décidément réponse à tout.

La société de consommation – définie comme un ordre économique et social qui repose sur l’accumulation de biens et de services dans des proportions toujours plus importantes – a émergé au XVIIIe siècle en Europe avec la première révolution industrielle. Les gains de productivité permis par les avancées technologiques ont entraîné une extension des marchés, stimulée par la production de masse à bas coût de biens industriels jusqu’alors réservés aux seules classes aisées. Très vite, l’offre de biens dépasse la demande. Pour écouler la production, le marketing et la publicité stimulent le désir au-delà du besoin. Ce passage de la consommation-nécessité à la consommation-désir est facilité par l’accroissement du pouvoir d’achat de la population et par la fonction sociale que remplit la consommation, analysée à la fin du XIXe par Thorstein Veblen. Pour l’économiste américain, la consommation ostentatoire (ou statutaire) régit la société. Chaque classe aspire à se distinguer de la classe inférieure en imitant la classe supérieure. Cette distinction passe essentiellement par une consommation visible car, écrit-il, « c’est à l’évidence seule que va l’estime1 ».


UNE DÉCOTE STATUTAIRE. La consommation a véritablement décollé en France et dans d’autres économies avancées après la seconde Guerre mondiale. D’une part, la constitution d’un État providence a permis de soutenir le pouvoir d’achat des plus démunis en installant un filet de sécurité contre les accidents de la vie et contre la perte de revenus due à la retraite. D’autre part, le développement de la psychanalyse a entraîné la sophistication des moyens publicitaires en fournissant une meilleure compréhension des comportements d’achat. La généralisation de la consommation comme paradigme socioéconomique dominant marque l’avènement d’une « société de consommation », terme forgé dans les années 1950 par l’économiste américain John Galbraith et popularisé en France par le sociologue Jean Baudrillard. À connotation négative, l’expression nourrit une critique des travers de ce nouvel ordre socioéconomique : attachement aux objets, fétichisme de la marchandise, individualisme et isolement social. Mais loin de l’affaiblir, la critique renforce la société de consommation, qui l’absorbe : le minimalisme et la dé-consommation deviennent, à leur tour, des tendances de consommation. Consommer autrement ou consommer mieux, mais consommer toujours. 

Ce caractère systémique de la consommation est perceptible dans sa mutation actuelle. Face aux limites que rencontre le modèle fondé sur l’accumulation de biens matériels, la consommation se reporte sur les services. D’une part, l’émergence d’une conscience écologique conduit à l’apparition de nouveaux modèles d’affaires qui découplent croissance économique et consommation de ressources naturelles (comme l’économie circulaire ou de fonctionnalité). D’autre part, l’abondance de biens matériels entraîne une décote statutaire de ceux-ci : dès lors que tout le monde ou presque peut s’offrir un smartphone ou une télévision à écran plat, ces objets perdent leur rôle distinctif et cessent d’être des marqueurs d’une appartenance sociale. Ce rôle se déplace progressivement vers les services, comme placer ses enfants dans les écoles les plus performantes ou fréquenter les meilleurs restaurants. 

Enfin, les technologies numériques accroissent l’emprise de la consommation en étendant le marché à de nouvelles sphères. Sous l’appellation trompeuse d’« économie du partage », des acteurs comme Airbnb ou BlaBlaCar se saisissent d’une innovation technologique (Internet) pour créer de nouveaux marchés de l’hébergement et de l’autostop, monétisant des pratiques autre fois marginales et informelles. L’accès généralisé à l’information permet aux centaines de start-up créées chaque année de transformer les besoins – existants ou suscités – en perspectives économiques. C’est le sens du « solutionnisme technologique » propre à la Silicon Valley, dont les géants oeuvrent à résoudre (contre rémunération) les grands problèmes de l’humanité dans les domaines de la santé, de la paix, de l’éducation ou de la pauvreté. 

Dans Le nouvel esprit du capitalisme2, Luc Boltanski et Ève Chiapello expliquent la manière dont ce système se perpétue en intégrant la critique qui lui est faite pour changer de forme. Cette analyse peut être transposée à la société de consommation qui, elle aussi, se déplace des biens matériels, tombés en disgrâce, vers les services, ou encore de la grande distribution, rendue obsolète, vers des échanges directs entre producteurs et consommateurs. Au fond, la société de consommation est indissociable de notre manière de penser la performance de nos sociétés. La croissance du PIB – indicateur qui sacralise la production de biens et de services comme fin en soi – repose sur la santé de la consommation. Celle-ci est vouée à rester un horizon indépassable tant que l’on n’aura pas questionné la pertinence de l’objectif de croissance illimitée ou, a minima, repensé son unité de mesure. 


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1. Théorie de la classe de loisir, « Tel », Gallimard, 1970. 
2. « Tel », Gallimard, 2011. 

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