"L'Europe est une trajectoire et non un état stationnaire"

parValéry GISCARD D'ESTAING
23 Novembre 2016
Actualité

Le compte rendu écrit de la prise de parole du président Valéry Giscard d'Estaing ainsi que la session de questions/réponses avec la salle, à l'occasion du dîner débat sur le thème de l'Europe. Ce dîner organisé par le club Les-IDées.fr et l'institut Jean Lecanuet, le 4 octobre 2016, a réuni la famille centriste pour échanger sur l'avenir de l'Union européenne.


Yves POZZO di BORGO. - L’UDF a été le rassemblement de plusieurs familles politiques : les démocrates-chrétiens, les libéraux et les radicaux. Nous accueillons ce soir trois de ses fondateurs : Jean-Pierre Fourcade, Michel Pinton et Didier Bariani. L’UDF est née de deux volontés. Ce fut d’abord la volonté de ces familles politiques de s’adapter à la constitution de la Ve République, dont nous fêtons, aujourd’hui, l’anniversaire, et notamment à son article 7, qui ne conserve que deux candidats au second tour de l’élection présidentielle. Ce fut une réussite le 19 mai 1974 avec l’élection du président Valéry Giscard d’Estaing. Ensuite, ce fut la volonté de l’UDF de développer et de fortifier la construction européenne.

L’UDF n’existe plus, car les familles la composant ont choisi des stratégies divergentes. Ces choix sont respectables. En revanche, chacune de ces familles a conservé l’idéal européen et la volonté de développer la construction de l’Europe. Nul ne conteste les erreurs de cette dernière, mais qui peut penser après le Brexit que les choses iraient mieux si chacun des 27 décidait de suivre l’exemple britannique ? La majorité des Français et des Européens n’éprouve pas de rejet de l’Europe, mais du scepticisme, une montée du nationalisme face à l’absence de réponse à des besoins essentiels et de l’exaspération face à un fonctionnement démocratique et politique complexe, parfois défaillant et mal compris.

Nos familles politiques ont fait l’Europe. Nous avons fait l’Europe. Nous l’avons faite parce que vous l’avez faite, Monsieur le Président. Vous avez fait le Parlement européen au suffrage universel, le Conseil européen et le SME, qui nous a permis de bâtir l’euro. Nos familles sont rassemblées, ici, parce qu’elles veulent continuer à faire l’Union européenne, qui ne doit pas être un incident de l’Histoire. Le site Les-IDées.fr, présidé par votre fils Louis, et l’institut Jean Lecanuet, dont vous avez bien connu l’éponyme, les ont donc rassemblées, ce soir, pour vous écouter.


Valéry GISCARD d’ESTAING. - Je salue cordialement toutes les personnalités présentes, c’est-à-dire l’ensemble d’entre vous. Vous représentez un échantillon particulièrement brillant et chaleureux du centre de la vie politique française. Comme l’ont montré les grands penseurs de la philosophie politique depuis l’origine, les pays doivent être gouvernés au centre. Il est remarquable que se rassemblent ce soir, au Sénat, tant de talents, d’expérience et de projets.

L’Institut Jean Lecanuet figure parmi les organisateurs de cette manifestation. Beaucoup d’entre vous ont bien connu sa figure tutélaire ; d’autres sont trop jeunes pour cela. Je garde de lui un souvenir chaleureux et fidèle. Je me suis d’ailleurs rendu à Rouen, il y a quelques années, pour une manifestation en son souvenir. Jean Lecanuet était un homme politique qui savait être un ami. Il m’a accompagné dans mon parcours vers la présidence de la République, trajet qu’il connaissait pour l’avoir parcouru lui-même en 1965, quand sa jeunesse et sa fraîcheur avaient séduit une partie importante de l’électorat français. Il faisait partie d’un petit groupe qui comprenait notamment Michel Poniatowski, Michel d’Ornano, Jean-Pierre Abelin, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Jean Serisé. J’avais compris cette évidence qu’on ne va pas seul vers la présidence de la République, mais avec un groupe qui partage vos convictions, vous aide de son expérience et vous soutient face aux difficultés.

Jean Lecanuet a été le premier président de l’UDF, créée en 1978, par la réunion de partis politiques antérieurs : les descendants du MRP, ceux des Indépendants et paysans et ceux des radicaux ont découvert qu’ils partageaient, au fond, les mêmes convictions. L’UDF n’est pas née d’un calcul politique ou électoral, mais du constat qu’il était au centre de la vie politique française un nombre de personnes plus grand qu’on ne l’aurait pensé.

Jean Lecanuet était passionnément attaché au projet d’unification de l’Europe. On dit l’Europe en crise. Ceux qui tiennent ce discours sont ceux, parmi les fondateurs, qui ont refusé la monnaie commune ainsi que le milieu financier anglo-saxon, qui ne supporte pas la concurrence que l’euro pourrait faire au dollar. Les citoyens ne critiquent pas l’Europe, mais sont désorientés par la gestion des institutions européennes, à la fois trop compliquée et trop lointaine.

Le projet européen a changé de nature. L’Europe devait être bâtie pour la paix, comme en atteste le texte magnifique de Robert Schuman. Un tel thème méritait un ample rassemblement. Or, la paix n’est plus menacée nulle part : de ce point de vue, l’Europe a accompli sa mission. Mais le monde d’aujourd’hui n’est plus celui de 1945. La population, la répartition des ressources, les taux de croissance ont changé. L’Europe était une zone privilégiée et performante ; elle est aujourd’hui menacée économiquement. 

Le Parlement et la Commission veulent parfois dépasser les bornes que les traités assignent à leur action pour cultiver cette chimère qu’est le gouvernement de l’Europe. Le Brexit en formera bientôt l’illustration. La sortie de l’Union européenne est décrite à l’article 50 du traité de Lisbonne, copie conforme de l’article 59 du projet de constitution européenne. Je le connais bien pour en être l’auteur. Cet article a été introduit en réponse à une campagne de presse et d’opinion menée dans les milieux anglo-saxons, en 2004 et 2005, qui décrivait l’Europe comme une prison : une fois entré dans le système européen, on ne pouvait plus en sortir. 

La communication, grand instrument de destruction de notre société, commence déjà à présenter des interprétations déviantes du traité. Un grand journal du soir prétend ainsi que la négociation peut se poursuivre si elle n’aboutit pas pendant deux ans. La chose est, en réalité, impossible : passé deux ans, la négociation prend fin et le pays quitte l’Union européenne. 

La Commission s’est empressée d’intervenir en nommant un responsable. Or, il ne lui appartient pas de négocier : cette prérogative appartient au Conseil, réunion des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne. Le Brexit a, en effet, pour objet l’application des traités et non d’une directive ou d’une décision administrative. Or, les traités sont négociés et sont signés par les gouvernements. La Commission peut fournir son expertise, mais les décisions seront prises par le Conseil.

Le Conseil doit donc se préparer à assumer ses responsabilités dans une négociation qui sera très difficile. Les traités ne peuvent être modifiés : nul ne le propose et il n’existe aucune unanimité des 28 membres actuels pour ce faire. Les Britanniques doivent simplement prévoir les modalités de leur sortie, c’est-à-dire la manière dont ils supporteront les conséquences de leur Brexit. Celles-ci seront évidemment largement négatives. La livre sterling a déjà abandonné près de 10 % par rapport à l’euro. Si la baisse de la monnaie favorise les exportations, elle appauvrit les peuples. 

Cette négociation ne me semble pas devoir être menée de façon dure. La presse a prétendu que le Premier Ministre britannique avait tenu un discours « dur ». Elle a simplement annoncé la date de l’échéance, c’est-à-dire le mois de mars. Cette négociation sera difficile, mais doit être exemplaire. L’Europe n’est pas à l’origine de la décision et entend bien que ses règles de fonctionnement soient respectées.
Il est curieux d’entendre un concert de critiques et de frustration sur cette grande réussite historique qu’est l’Europe, issue de deux guerres mondiales, d’affrontements passionnés entre les peuples et de l’extermination de certains d’entre eux. L’Europe est une trajectoire et non un état stationnaire. Elle a pris son départ au lendemain de la guerre par la voix de deux Français : un démocrate-chrétien, Robert Schuman, et un socialiste modéré, Jean Monnet. La modification des traités due au Brexit devra d’ailleurs se faire en français. L’Europe compte, en effet, deux langues de travail, l’anglais et le français. La sortie du Royaume-Uni ne saurait être rédigée dans la langue de ce dernier, mais dans celle du pays qui demeure.

L’Europe créatrice est celle qui regroupe les pays qui veulent avancer ensemble pour devenir une puissance économique et commerciale mondiale, dans un concert des nations dominé par les États-Unis d’Amérique et la Chine et où reculent les puissances nationales, même les plus performantes comme l’est notre amie et partenaire, l’Allemagne fédérale. L’Europe doit compter au nombre des grandes puissances qui prendront les décisions dans vingt ans. Pour ce faire, il faut distinguer, d’une part, la gestion courante des activités commerciales de l’Europe, assurée par la Communauté économique européenne, et, d’autre part, l’Europe qui a vocation à devenir une puissance mondiale.

Il faut avancer en se donnant des objectifs. Or, les voix qui s’expriment dans le débat politique français ne fixent aucun but à la poursuite de l’intégration européenne. Nous sommes loin des conversations que j’avais avec Helmut Schmidt il y a vingt ans, dans lesquelles nous tracions à l’avance un certain nombre d’étapes, dont la création d’une monnaie commune. 

Il faut à la fois un itinéraire et un calendrier. Cet itinéraire, relativement simple, consiste à mettre en commun la fiscalité en s’alignant sur un taux moyen. L’introduction de la TVA en France, que j’ai menée à bien comme ministre des Finances, était une opération bien plus difficile. Il faut ensuite mettre en commun les dettes. La télévision fournit tous les jours la cotation de la dette américaine et dix-huit dettes pour l’Europe. Ces dernières n’ont pas de signification économique et ne peuvent être réellement bien gérées. Il faut parvenir à une dette unique et donc à un Trésor européen. Ce dernier gagnerait à s’installer, non à Bruxelles, mais dans la zone continentale, probablement à Strasbourg, de façon à constituer un tandem Strasbourg-Francfort.

Le détail du budget reste une priorité nationale et, pour ainsi dire, culturelle : il est normal que les populations débattent de la part à affecter à l’éducation, à la santé et aux actions sociales et culturelles. Elles doivent toutefois le faire sous un plafond, comme cela a été voté sous la présidence de Nicolas Sarkozy et repris sous la présidence actuelle de François Hollande. Ces plafonds ne sont pas respectés aujourd’hui. Le prochain président et son équipe devront s’engager dans un réalisme plus conforme à la tradition historique française, c’est-à-dire annoncer qu’ils appliqueront les engagements de la France. 

L’intégration budgétaire, la fiscalité et la dette permettent une solidarité financière. Tous les grands pays assurent, en effet, un équilibre entre régions riches et régions pauvres. Aux Etats-Unis, la fédération prend en charge certains types de dépense, comme le transport et les subventions à l’éducation. Nous devrons déterminer ce qu’en Europe nous considérons comme des éléments de solidarité, faisant l’objet d’un financement commun.

L’Europe a déjà parcouru un demi-siècle durant lequel elle a créé un marché et une monnaie uniques. Vingt ans devraient lui permettre de terminer l’intégration économique et financière. Vingt ans correspondent à quatre mandats présidentiels ou parlementaires. Un être humain peut se projeter dans une telle durée. Tel devrait être l’enjeu essentiel de la prochaine élection présidentielle française. Il ne porte pas sur la répartition, mais sur le rétablissement et l’avancée. La France a davantage besoin d’un homme d’État que d’un président de la République.

Nous sommes aujourd’hui le 4 octobre, anniversaire de la naissance de la Ve République. Beaucoup, ici, ont vécu cet événement. Son fondateur avait souhaité pour elle l’efficacité, l’honnêteté et la préparation de l’avenir. La Ve République, qui s’est écartée de sa voie, doit retrouver son chemin, pour la plus grande satisfaction des Français et pour le rayonnement de la France en Europe et dans le monde.


Pierre MEHAIGNERIE. - Les positions divergent très fortement au sein de l’opposition actuelle quant aux positions à prendre à l’égard de la Russie et de Vladimir Poutine. Quel est votre avis à ce sujet ?


Valéry GISCARD d’ESTAING. - Il faut commencer par évoquer le bellicisme américain, peut-être sous l’influence de l’industrie de l’armement ou encore par réminiscence de la guerre froide. J’en veux pour preuve l’absurdité du débat sur la Crimée. Conquise par le prince Potemkine pour le compte de l’impératrice Catherine II voici trois siècles, la Crimée est russe. Elle n’est devenue ukrainienne qu’à la suite d’une décision fantaisiste de Nikita Khrouchtchev, qui voulait rééquilibrer la présence soviétique aux Nations unies grâce à une Ukraine plus forte. Le seul reproche qui puisse être adressé aux Russes est la manière dont s’est déroulé le processus. Ce dernier n’est d’ailleurs pas contraire aux traités existants : la Crimée n’était pas rattachée à l’Ukraine lorsque les frontières ont été consolidées, à la fin de la guerre. La dernière conférence de la guerre, celle de Yalta, a d’ailleurs été organisée en Crimée par les Russes, en présence des Américains et des Britanniques.

L’obstination sur l’affaire de Crimée est donc tout à fait étrange. Bruxelles nous a entraînés dans une politique de sanctions extrêmement coûteuse pour la France, qui représente une part significative des importations russes, notamment de produits alimentaires. J’ai ainsi dîné il y a six mois dans un restaurant proche du Bolchoï, à Moscou. Il proposait des huîtres à son menu. Interrogé à ce sujet, le restaurateur a expliqué qu’il n’achetait plus ses huîtres en France, mais en Corée du Sud, où elles étaient d’ailleurs meilleures et moins chères.

La question de l’Ukraine est plus compliquée, mais les deux accords de Minsk sont tout à fait satisfaisants. Ils ont été négociés par les Allemands, les Français, les Russes et les Ukrainiens, ainsi que par l’organisation internationale de Vienne – les Américains n’y sont pas partie. Ils sont appliqués par la Russie.

L’Europe doit donc apparaître comme le continent de la paix et non celui du bellicisme. Nous devons soutenir les solutions pacifiques quand elles existent. La diplomatie européenne est malheureusement inexistante. La ministre italienne des Affaires étrangères se révèle un bon choix, mais elle n’a pas d’image dans l’opinion publique et n’est pas soutenue par les institutions. Si cette politique étrangère existait, elle devrait être à l’image de ce que j’ai appliqué en votre nom : une politique indépendante, dans le cadre d’une alliance avec les États-Unis.

L’Europe se rangerait aux côtés de ces derniers en cas de conflit, mais mènerait sans cela une politique indépendante, ce qui permettrait sans doute de parvenir à une certaine détente à l’égard de la Russie, partenaire naturel et important. Notre situation serait alors plus équilibrée.


Jean-Christophe LAGARDE. - Monsieur le Président, vous plaidiez tout à l’heure pour une négociation sur le Brexit qui ne soit pas « dure ». Que faut-il entendre par là ? Il ne s’agit pas de se venger des Britanniques, dont la décision est respectable. Pour autant, l’Europe ne doit pas se mettre en danger : il est à craindre que le Royaume-Uni se voie octroyer les mêmes avantages qu’un membre de l’Union européenne sans en avoir les contraintes. On parle du statut de la Norvège ou de la Suisse. Que pensez-vous de cette solution ? Comment rester amis avec les Britanniques tout en préservant la capacité de l’Europe à avancer ?


Valéry GISCARD d’ESTAING. - Le Brexit ne doit pas se négocier au sommet, à grand renfort de postures. La réalité est simple : les Britanniques veulent partir, qu’ils le fassent. Il faut simplement examiner les conséquences matérielles de ce départ. Le fait que le Royaume-Uni ne participera plus à un certain nombre de politiques ne pose guère problème. Toutefois, le Royaume-Uni veut limiter l’immigration des Européens tout en conservant l’accès au marché européen pour leurs produits et leurs finances. Nous avons connu l’Europe sans le Royaume-Uni, qui a refusé d’être un pays fondateur après d’âpres débats entre le Labour, qui était favorable, et les conservateurs, qui y étaient défavorables. Il suffit donc de revenir à la situation qui était celle sous Pompidou et de Gaulle, en rétablissant l’accord de libre-échange européen, l’AELE. Les Britanniques ne contribueront plus au budget de l’Union européenne et n’en recevront plus les versements. Les Britanniques étant contributeurs nets, comme les Allemands et les Français, le budget s’en trouvera appauvri et il conviendra de revoir certaines dépenses.

L’exercice sera compliqué par la communication : des hommes politiques y verront certainement une occasion de se mettre en valeur, alors que le sujet ne s’y prête pas. Il nécessite, en réalité, le plus grand calme : l’Union européenne tire simplement les conséquences pratiques et directes d’une décision prise par les Britanniques. Les négociations n’ont pas lieu d’être.

Le Brexit a peu de conséquences pour la France, sauf pour les Français qui vivent au Royaume-Uni : plusieurs milliers y travaillent, principalement à Londres où ils forment la première communauté étrangère. Leur sort dépend de la manière dont les Britanniques géreront eux-mêmes cet enjeu. Les Britanniques sont de leur côté confrontés à une négociation compliquée. Ils chercheront à transférer des charges aux Européens, afin de faire du Brexit une affaire européenne et non une affaire britannique. Le milieu politique européen est à ce point agité qu’il tombera probablement dans le piège.

Le Royaume-Uni a ratifié sa présence dans l’Union européenne par voie de référendum en 1975, avec 68 % de voix favorables. Les Britanniques sont venus ; ils repartent. Le tout doit se passer de la manière la plus normale possible.


Jean PROPRIOL. - Nous avons récemment vécu l’agrandissement des régions françaises, au motif qu’il fallait atteindre une taille équivalente à celle des grandes régions de nos voisins européens. Comment voyez-vous l’avenir des régions, vous qui avez dirigé l’Auvergne pendant dix-huit ans ? Les liaisons avec l’Europe doivent-elles s’établir à l’échelle régionale ?


Valéry GISCARD d’ESTAING. - La réforme régionale s’est faite de la pire manière possible, sans consultation de l’opinion ni interrogation sur la culture. Les régions n’ont de sens que si la population se retrouve dans leur dessin. On a voulu ces régions de taille homogène. En comparaison, l’Allemagne comprend de grandes régions, comme la Bavière, et d’autres beaucoup plus petites, comme la région historique de Goethe, qui compte 500 000 habitants.

Une réforme régionale raisonnable aurait consisté à constituer la Normandie, dont il restait à choisir la capitale, ainsi que la Bretagne, à charge pour un référendum d’en déterminer la capitale. Il ne fallait pas toucher à l’Auvergne, qui a existé avant la République en France, puisque son nom est antérieur à la conquête romaine. Peut-être même fallait-il agrandir un peu l’Auvergne au sein du Massif central.

La future majorité devrait donc rouvrir le débat. Ce dernier doit se faire sur la base de consultations des milieux représentatifs, notamment sur le plan culturel et historique, et revenir sur certaines décisions. Toutes ne sont pas critiquables : l’existence de l’Aquitaine est indéniable. Votre question a donc des réponses multiples.


Philippe DUPICHOT. - Je suis professeur à l’Ecole de droit de l’université Panthéon-Sorbonne. Vous avez accepté de préfacer un inventaire de la construction communautaire en droit des affaires, présenté à la presse aujourd’hui même. L’ouvrage fait le point sur soixante années de construction communautaire dans le domaine du droit commercial. Quatorze juristes et universitaires de l’association Henri-Capitant estiment que l’Union européenne a laissé les entreprises en marge de cette construction communautaire, préférant s’intéresser à la banque et aux compagnies d’assurance, d’un côté, et aux consommateurs, de l’autre. Les Européens échangent entre eux des richesses en les réglant par une monnaie commune, mais au travers de droits des affaires qui restent différents.

Vous déclariez, tout à l’heure, que l’Europe doit dessiner une trajectoire. L’idée d’un code européen de droit des entreprises fait, aujourd’hui, son chemin. Pensez-vous que la France et l’Allemagne soient en mesure de porter sur les fonts baptismaux un projet aussi important pour les entreprises, vecteurs de croissance, à l’image des projets que vous aviez vous-même portés avec Helmut Schmidt dans les années 1970 et 1980 ?


Valéry GISCARD d’ESTAING. - L’Europe a besoin d’une réflexion scientifique sur la politique économique, mais les livres américains qui viennent de paraître sur l’économie européenne sont absurdes.

Joseph Stiglitz prétend ainsi que l’euro condamne l’Europe. Cet ouvrage devrait lui mériter, non le prix Nobel, mais un bonnet d’âne. Il recommande de découper la zone euro en trois ou quatre zones, chacune dotée d’un petit euro qui flotterait, nul ne sait comment, avant de converger de nouveau vers un euro unique. Un tel niveau d’absurdité ne serait même pas admis en première année d’études économiques en France. Ces personnes n’ont, en réalité, aucune expérience du gouvernement. La France et l’Europe ont déjà connu un marché unique et des monnaies flottantes. Le résultat en a été catastrophique. L’enjeu est la gestion cohérente de notre monnaie commune, ce qui suppose des convergences.

Un autre livre est paru sur la croissance américaine. Les États-Unis savent faire preuve d’un grand réalisme économique. Ils ont connu le plus haut niveau de protection douanière du monde jusqu’à la dernière guerre, avant d’opérer un revirement complet pour se faire les chantres de la suppression totale des droits de douane. Il ressort de ces études que la croissance ne vient pas des dépenses publiques ni d’un discours présidentiel, mais d’un mouvement de la société, qui comprend deux types d’acteurs : l’État, pour les grands projets, et des entreprises totalement libres pour le reste. Or, la France n’a plus de grands projets et traite durement les petites entreprises. La croissance est donc impossible.

Il faut revenir à un système qui ressemble à celui pratiqué dans les années 1975 à 1980, où la France a lancé la construction de 58 centrales nucléaires, un programme de trains à grande vitesse et la conquête de l’espace avec Airbus, tout en libérant l’économie pour les entreprises. Nous faisons l’inverse aujourd’hui.

Un code européen de droit des entreprises serait intéressant, mais s’appliquerait à un secteur industriel assez libre et dans lequel l’Etat n’interviendrait plus.


Jean-Claude CASANOVA. - Pour tous les observateurs, le résultat du référendum britannique est lié à l’immigration : les Britanniques veulent majoritairement que la politique de l’immigration soit décidée exclusivement par le Royaume-Uni. L’Europe est profondément divisée sur les décisions allemandes concernant l’accueil des réfugiés. La Hongrie, la Pologne, l’Autriche et une partie de l’Allemagne ont fait sécession et la question de l’immigration provoque le raidissement des partis à droite des partis conservateurs, ce qui menace l’équilibre politique en Europe. Enfin, l’Europe n’a pas de politique de l’immigration.

A quel niveau et de quelle façon la politique de l’immigration doit-elle être organisée en Europe ? Le rapport entre les populations du monde musulman et du monde africain et celle de l’Europe sera de 8 pour 1, alors qu’il a été de 1 pour 1 pendant quatre ou cinq siècles.


Valéry GISCARD d’ESTAING. - Je souhaitais une question amusante pour terminer la soirée et vous laissez repartir le sourire aux lèvres, mais Jean-Claude Casanova dépeint un problème extrêmement préoccupant. La démographie sera galopante sur l’ensemble de la planète et essentiellement en Afrique. Or, le trop-plein de population africaine n’ira pas vers l’Amérique, du Nord ou du Sud, ni en Asie, où la Chine et le Japon sont déterminés à garder des frontières fermées. Ce déversement se fera en Europe, où il sera ingérable.

L’immigration recouvre plusieurs phénomènes différents. Certaines personnes sont persécutées du fait de leur religion, de leur origine ethnique ou nationale. Nous devons les accueillir, mieux que nous ne le faisons, y compris sur le plan financier. Cet accueil est assorti d’une perspective : si l’ordre revient dans le pays d’origine de ces personnes, nous les aiderons à revenir chez elles. Le problème des jeunes Syriens est différent. Leur pays est déchiré par une guerre civile et sans solution, puisqu’elle recouvre quatre conflits simultanés. Ils ne peuvent apprendre le français en une génération pour devenir médecins ou pharmaciens. Ils ne peuvent se diriger que vers de petits métiers, décevants et frustrants.

Les autres phénomènes sont des mouvements de population qui doivent être contrôlés : nous devons déterminer le niveau de population acceptable et celui qui désorganise notre vie économique et sociale. Ces mouvements n’ont pas de légitimité propre. Les photographies montrent d’ailleurs de jeunes hommes munis d’iPhone, mais peu de femmes et d’enfants. Ces personnes se rendent là où elles pensent avoir de meilleures chances dans la vie, mais cela n’est pas un droit. Ces personnes doivent donc s’assujettir au régime ordinaire de l’immigration, qui prévoit des autorisations accordées sur dossier.

Plusieurs écueils existent en la matière. D’abord, la plupart des immigrés détruisent préalablement leur identité. Ensuite, ces mouvements migratoires suscitent d’importants trafics et donc des circuits financiers : les migrants issus de l’Afrique subsaharienne paient de l’ordre de 20 000 euros pour leur voyage. Ces circuits doivent être démantelés. Enfin, si les frontières françaises peuvent être protégées, la tâche est singulièrement plus difficile en Espagne, en Grèce ou en Italie du Sud. La plus grande solidarité doit prévaloir en la matière.

Le Royaume-Uni présente à cet égard la particularité de rejeter non pas l’immigration africaine, mais l’immigration européenne, ce qui rend extrêmement difficile toute négociation du Brexit. Le traité devra être approuvé par les parlements. Or, jamais les parlementaires polonais ou hongrois n’accepteront un traité interdisant à leurs ressortissants de se rendre au Royaume-Uni.

Les dirigeants de l’Europe doivent absolument se saisir de la question de l’immigration. Si l’incendie gagnait toute l’Afrique du Nord, la situation de l’Italie, de la France et de l’Espagne deviendrait ingérable. Il faut prévoir, dès à présent, des dispositions qui anticipent cette évolution.


Louis GISCARD d’ESTAING. - Nous tenions à vous remercier, tous, d’avoir répondu à la double invitation lancée par l’institut Jean Lecanuet et Les-IDées.fr. Ce moment d’échange a permis, s’il en était besoin, de voir à quel point notre courant de pensée est central dans la vie politique. Il est facteur de prospective et de réflexion pour notre pays et pour l’Europe.

 

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