L’humanisme au cœur de « l’après »
Articles de la revue France Forum
Décider d’avoir raison avec l’Union européenne plutôt que tort avec Donald Trump.
À l'heure de ces lignes, le ton et l’ambiance ne sont déjà plus les mêmes qu’il y a six mois. L’urgence a fait place à une sorte d’accoutumance, à l’adoption d’une nouvelle normalité, masquée celle-là. Au sens propre du terme. Paradoxalement, on peut presque le déplorer aussi car, avec l’avènement de cette normalité, les élans et volontés de bousculer les désordres d’hier s’estompent.
Le risque est de n’avoir pas tiré toutes les leçons de l’actuelle pandémie. Le primat de l’économie s’exerce pour conjurer la récession qui s’annonce. Cependant, pour légitime soit-elle, cette urgence économique pourrait obérer le recul nécessaire sur les causes profondes du choc qui ébranle le monde entier.
Du grec krisis, crise signifie étymologiquement séparer ou distinguer, mais aussi jugement. Le latin crisis qui en découle signifie, pour Sénèque, « un assaut de la nature ». Le latin cribrum qui en dérive lui aussi désigne un crible ou un tamis.
Très succinctement donc, la crise de la Covid-19 serait, tout à la fois, le moment d’un jugement et celui d’un choix imposé par un assaut de la nature puisque l’origine du virus serait animale, mais aussi le fruit des errements de l’homme. Toutefois, ce raccourci facile occulte mal le questionnement essentiel au sens premier du terme auquel doit conduire cette pandémie.
La somme des articles et tribunes écrits depuis le début du confinement met en exergue un constat très largement partagé, celui d’un capitalisme dévoyé par ses excès dans lequel le marché a prêté sa main invisible à un tour de passe-passe mortifère : le profit le plus rapide, le rendement le plus élevé, la matière première extraite à moindre coût, la vente au prix le plus bas, le renouvellement le plus fréquent, l’accumulation la plus importante et la captation la plus intime possible du client. Une somme de superlatifs qui conduit certains auteurs, et pas seulement les plus marxistes, à voir dans ce capitalisme le virus du monde. Dernier avatar ? La promesse transhumaniste de vivre le plus longtemps possible. Sans doute pour continuer à consommer…
On relira, ainsi, le discours presque dérangeant de pre-science du président Jimmy Carter du 15 juillet 1979 dans lequel, sur fond de crise pétrolière et de crise de confiance, il appelait ses concitoyens à s’interroger sur ce que révèle une société où chacun se définit plus par ce qu’il consomme que par ce qu’il est. Dans la même veine, à une génération d’intervalle, en 2015, la lettre encyclique Laudato si’ du pape François rappelait chacun à la même évidence.
On prête souvent à Albert Camus ce mot selon lequel mal nommer les choses serait ajouter au malheur du monde. La seconde partie de cet axiome est tout aussi remarquable de clairvoyance : ne pas nommer les choses, c’est aussi nier notre humanité, précise Camus.
Le mot « essentiel » est souvent revenu au cours des semaines écoulées : fonctions essentielles, biens essentiels, besoins essentiels ou liens essentiels. Comme si cette pandémie avait voulu nous rappeler à ce que nous sommes, à ce qui fait ce que nous sommes. À notre humanité donc : des êtres finis dans un monde fini. Des vies dans un monde vivant. Des vies que les Etats, avec des volontés et résultats variables, ont cherché à sauver « quoi qu’il en coûte ». En cela, cette crise souligne un paradoxe. À l’heure où l’autorité étatique est plus que jamais contestée, dans leur immense majorité les Etats ont vu leurs ordres de confinement suivis par les peuples avec parfois une docilité – oui, une docilité – presque préoccupante. Et, bien que réputés incapables et « hors-sol », c’est aussi vers les Etats que se tournent les citoyens pour dessiner l’après-Covid-19.
AGIR DANS L’URGENCE, UNE DIFFICULTÉ. Tout en évitant que l’après ne soit que le pâle reflet de l’avant, la difficulté est qu’il faut désormais agir dans l’urgence. Que ce soit au niveau international ou national, il n’existe pas, ici, de consensus travaillé dans l’adversité et sur fond de destruction comme cela a été le cas lors de la création de l’Onu ou de la mise en œuvre du programme du Conseil national de la résistance. Constater que cette pandémie a ouvert une brèche dans la démocratie libérale mondialisée et mis en évidence la nécessité d’un ajustement majeur ne suffit pas à fabriquer un consensus.
Le monde qui vient est d’ores et déjà celui d’un multilatéralisme meurtri par les assauts du populisme, d’une Union européenne (UE) secouée par le Brexit et qui sent poindre son heure de vérité, d’une nouvelle guerre froide tout à la fois numérique et militaire. Si l’environnement est de tous les discours, sa place reste incertaine dans un contexte marqué par la désunion.
Toutefois, le déplacement évident du centre de gravité du monde vers l’Asie ne doit pas conduire l’UE et les Européens à renoncer à leur rôle de chef de file – osera-t-on dire de premier de cordée ? – en matière de protection de l’environnement.
D’abord parce que la protection de l’environnement est désormais inscrite au cœur du pacte institutif et des valeurs européens. Ensuite parce que, depuis le milieu des années 1970, l’UE a bâti dans ce domaine un corpus de principes et de règles dont le reste du monde s’inspire comme, par exemple, en matière de produits chimiques ou de marchés carbone. Enfin parce qu’avec ses paquets successifs « énergie-climat » et, dernièrement, son Green Deal, l’UE était déjà inscrite dans une trajectoire et avait d’ores et déjà commencé à penser l’après.
L’enjeu n’est donc pas tant d’inventer la suite que de mettre en œuvre ce qui est prévu. Vite et fort. La conjoncture n’est, certes, pas celle envisagée. Mais cette nouvelle donne ne rend les objectifs retenus que plus urgents et impérieux. Après l’Amérique latine, c’est en Europe que la Banque mondiale prévoit la contraction de l’économie la plus forte (- 4,7 % en 2020). Cet indicateur doit conduire le continent à d’autant plus d’audace.
Sans hypocrisie, l’Union européenne peut utiliser cette crise pour faire du doute populaire qui la ronge un tremplin. Les ratés nationaux dans la gestion de la crise (en France, en Italie et en Espagne) ne doivent pas être occultés. La réponse très timorée de l’Union non plus, bien qu’il faille redire que la santé demeure une compétence des Etats membres. Mais quand elles étaient possibles, la coopération et la solidarité sanitaires entre Etats ont été au rendez-vous. Bien que difficile, l’adoption, au mois de juillet 2020, par les 27 du plan de relance européen est un signal d’unité bienvenu.
Au-delà, le défi réside dans l’inflexion des comportements individuels et in fine collectifs. Cette pandémie n’aura été utile qu’à la condition qu’elle conduise l’UE à une réflexion de fond sur le traitement économique, mais aussi fiscal des besoins dits essentiels. Ne pas revenir à la mondialisation d’avant, c’est notamment afficher le prix réel des biens et des services. Le téléphone à 1 euro, le t-shirt à 1,99 euro, la livraison gratuite a fortiori dans l’heure ont un prix. Ce n’est pas celui affiché. Si ces prix mondialisés assurent le maintien d’un certain niveau de demande et donc la rentabilité accélérée des investissements sous-jacents, ils comportent une dimension environnementale et sociale inavouée car considérable. Le consommateur est leurré, maintenu dans une addiction à l’immédiateté en tout et au renouvellement permanent de tout.
PENSER L’APRÈS-COVID. À défaut de vérité et de transparence, mais aussi d’éducation, la mondialisation se poursuivra sur la base des deux omissions relevées par les économistes : celle du coût écologique insensé du transport des
marchandises et celle de la nécessité sociale d’une division locale du travail où tous les savoir-faire sont représentés.
L’histoire et la géographie offrent aux Européens la bonne fortune d’avoir tous les atouts techniques et terroirs requis pour pourvoir à leurs besoins essentiels, voire à ceux d’une partie du reste du monde, notamment en matière alimentaire. Pour perfectibles soient-elles encore, les institutions européennes disposent aussi d’outils pour aider à la construction d’un après qui doit être socialement juste, mais aussi environnementalement exigeant.
À cet égard, une sortie de crise réussie et, partant, la pérennité de l’Union sont subordonnées à la participation active du citoyen européen à l’effort collectif. Cajolé et protégé, au point que l’on se demande parfois si la libre concurrence n’est pas devenue la principale valeur de l’UE, le consommateur européen est désormais appelé à témoigner d’un supplément de vigilance. En acceptant le coût – souvent modeste – d’un environnement protégé chez lui. en renonçant aussi aux sirènes de besoins d’autant moins essentiels que leur qualité ou leur prix trahissent la violation ailleurs de principes sociaux et environnementaux élémentaires. en cela, il apportera ce je-ne-sais-quoi et ce presque-rien à l’humanisme qui définit le projet européen.