Ces femmes immigrées qui font la République
Polonaises, Russes, Algériennes… Tout au long du XXe siècle, elles ont lutté doublement : pour le droit des femmes et celui des immigrés. Un combat mis en valeur dans Marianne(s) – Les femmes et la diversité dans la République*, sous la direction de Fadila Mehal. Féministe convaincue, Fadila Mehal, fondatrice des Marianne de la diversité, revient sur ces femmes immigrées qui ont fait la France d’aujourd’hui et feront la France de demain.
Propos recueillis par Matthieu Stricot
Pourquoi les femmes immigrées sont-elles le symbole par excellence de la lutte contre les inégalités ?
La longue accession des femmes à un espace de liberté n’a pas été un long fleuve tranquille. La première partie du livre est une fresque qui couvre un siècle et retrace l’histoire du combat des femmes. Quant à la question des immigrés, j’ai voulu répondre à tous ceux qui considèrent que la France n’appartient qu’aux Français de souche. Pour moi, les Français de branchage ont aussi fait la France. Comme si appartenir à la Nation venait du droit du sang… J’ai voulu montrer que la France est une terre d’accueil et d’intégration. Qu’elle est peuplée de femmes et d’hommes venus d’ailleurs et qui ont constitué l’essence, voire l’excellence de la France. Je me suis rendu compte que les femmes et les immigrés ont mené le même combat pour l’égalité. Ces deux types de population étaient à la marge. Et je pense que dans notre République, c’est la marge qui tient la feuille. Ces femmes immigrées sont facteurs de performance. Marie Curie, d’origine polonaise, a obtenu les prix Nobel de physique et de chimie. À la tête de L’Express, Françoise Giroud, de parents turcs, a été la première femme patronne de presse. Certains diront que la plupart de ces femmes étaient de culture européenne, avec des valeurs communes, d’où une acceptation plus facile. Cependant, même pour cette immigration européenne, l’intégration a été difficile durant le siècle précédent. Certaines immigrées menaient aussi le combat de la classe ouvrière. Des handicaps cumulés…
Parmi les femmes pionnières, lesquelles vous ont le plus marquée ?
Le plus frappant, ce sont leurs manières différentes d’aborder leurs origines. Certaines ont choisi de dire et d’assumer leur diversité, jusqu’à en faire une plus value. Je pense à la chanteuse noire-américaine Joséphine Baker. Elle revendiquait sa double identité en affirmant avoir deux amours : son pays et Paris. Elle a également beaucoup apporté au droit des femmes en ce qui concerne la libération des corps. Sans oublier qu’elle a été une très grande résistante. Contrairement à Joséphine Baker, Françoise Giroud a misé sur le droit à « l’indifférence ». Elle n’a jamais affiché ouvertement ses origines. Je ne porte pas de jugement sur la meilleure manière de vivre sa diversité. Certains n’affichent pas cet aspect parce que, pour eux, la question sociale et l’éducation priment. D’autres veulent militer pour que la France accepte qu’on soit à la fois française, femme, bretonne et patriote, car nous avons plusieurs identités. La vision d’une France métissée et plurielle n’est pas quelque chose qui est accepté partout.
Dans quelle mesure les populations immigrées ont-elles participé à la construction de la France ?
Avant que l’immigration devienne familiale dans les années 1970, avec le regroupement familial mis en place sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, les immigrés étaient essentiellement des hommes qui vivaient dans des foyers de travailleurs migrants. Ils ont servi de main d’œuvre pour l’urbanisation et l’industrialisation de la France. Ils travaillaient dans le textile, le bâtiment, l’agriculture. Ils ont construit des écoles, des ponts… Sans parler de leur contribution aux deux guerres mondiales. Ces hommes ont participé à la construction de la France, mais aujourd’hui ils sont nombreux à vivre dans des conditions extrêmement précaires. Les premières femmes immigrées étaient majoritairement des épouses d’ouvriers. Ce qui m’a saisie, c’est que beaucoup d’entre elles ne parlent pas le français, alors même qu’elles vivent en France depuis 40 ans. L’apprentissage de la langue ne s’est pas fait dans de bonnes conditions. La France n’a pas manifesté beaucoup de reconnaissance envers ces personnes aujourd’hui âgées. Mais leurs enfants ont pris leur destin en main. Ils ne demandent pas plus de droits. Ils demandent juste l’égalité.
Dans votre livre, vous parlez de femmes victimes et victorieuses. N’est-ce pas contradictoire ?
On peut être victime de préjugés, de présupposés sur sa classe sociale, son origine. Mais on peut sortir victorieuse de cette « assignation identitaire » en acceptant, en dépassant et en transformant cette situation de victime. En affichant une image de femme en marche, en mouvement. De femme debout ! La victimisation vient beaucoup du regard des autres, lorsqu’on se sent infériorisé, ostracisé, diabolisé. La question est : que faire de cette image ? S’enfermer ? Se conformer à cette image de victime ? Ou alors se rendre compte qu’il y a un problème ? Que ce regard est inégalitaire, asymétrique, et le refuser en faisant exploser ces représentations, en montrant qu’un autre regard est possible. Pour les femmes, c’est particulièrement vrai quand le religieux tente de les enfermer dans des identités restrictives. En menant le combat, on peut être victorieuse. Dans ma vie professionnelle, j’ai mené beaucoup de combats. Notamment sur les images véhiculées par les médias et la télévision. Ce qui plombe le plus les habitants des quartiers populaires, c’est le regard porté sur eux. Ce regard les enferme. Ils se sentent coupables jusqu’à preuve du contraire. Selon eux, ce n’est même pas la peine d’essayer. Je défends beaucoup le libre arbitre et la responsabilité personnelle. Je pense que l’intégration ne peut se faire que s’il y a double action : d’abord de la société d’accueil qui doit se montrer bienveillante, mais surtout des individus eux-mêmes. On ne peut pas faire adhérer des gens à nos valeurs s’ils ne le veulent pas. Ernest Renan disait que « la République, c’est le plébiscite permanent ».
En fondant l’association Les Marianne de la diversité, y avait-il l’idée de les accompagner dans cette démarche d’intégration ?
Absolument. Avec les émeutes de banlieue de l’automne 2005, j’ai vu la violence entrer sur l’espace public. Les femmes sont sorties et se sont levées pour calmer leurs enfants, mais aussi comprendre leur détresse. Elles sont très respectées dans les quartiers, ce qui a permis de faire baisser la tension. Mais elles ont ensuite disparu de l’espace public. J’ai compris qu’à travers les femmes pouvait se jouer l’intégration, le vivre-ensemble. Avec certaines, nous avons créé l’association Les Marianne de la diversité pour donner la parole à ces sans-voix, pour faire connaître et rendre visibles ces femmes de la deuxième ou troisième génération. Elles ressentent un énorme besoin de se retrouver dans un espace de solidarité. Car beaucoup d’entre elles sont soumises à la double injonction : rester fidèles à leur tradition, à leur héritage, à leur culture, à leur religion ; et en même temps répondre à la demande d’émancipation venant de la société. Elles se retrouvent dans des situations compliquées, qui vont parfois jusqu’à la rupture familiale. Mais la majorité ont réussi à résoudre ce dilemme. Cela nécessite un travail d’acceptation et de fierté par rapport à ce qu’ont fait leurs parents, tout en souhaitant être des Françaises à part entière.
La sénatrice Bariza Khiari affirme dans l’ouvrage que « la laïcité définit le champ d’action des combats que nous devons mener pour faire reculer le sexisme et les discriminations raciales ». Pourquoi la laïcité en particulier ?
La laïcité est une manière de protéger les femmes de toutes les discriminations, mais aussi des regards fanatiques. Je fais ici la différence entre la religion et les religieux. Je pense que la religion peut être une plus-value pour les croyants sincères, et qu’elle peut ouvrir des esprits et ouvrir les cœurs. Mais certains interprètent le dogme de façon normative, avec des interprétations abusives qui tiennent davantage compte de la lettre que de l’esprit. Les femmes sont les premières victimes de cette vision archaïque. Elles peuvent être des cibles et le premier marqueur de la visibilité du religieux. C’est pourquoi la laïcité est un rempart pour leur liberté et leur intégrité morale et physique.
(*) Fadila Mehal (dir.), Marianne(s) – Les femmes et la diversité dans la République, Éditions de l’Atelier, 2015, 128 p., 25 €. www.lesmariannedeladiversite.org
Avec l’aimable autorisation de reproduction de la rédaction du magazine Le Monde des religions (www.lemondedesreligions.fr).