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Amérique latine : les protestations sociales annoncent-elles des temps nouveaux ?

parAngélica MONTES-MONTOYA

Articles de la revue France Forum

Là où se réinvente la démocratie !

Indépendamment des gouvernements en place, depuis plus d’un an, la liste des pays d’Amérique latine plongés dans une crise institutionnelle, des conflits sociaux et des protestations massives s’allonge. La vague de manifestations qui a commencé au Chili en 2019 s’est doucement propagée dans les autres pays de la région. Entre juin 2019 et novembre 2020, des manifestations citoyennes ont envahi les rues des principales capitales latino-américaines, de l’Argentine au Costa-Rica, en passant par le Brésil, l’équateur, la Bolivie, le Pérou, le Venezuela, le Nicaragua et la Colombie. Dans chaque mouvement de protestation, les mêmes demandes : « justice sociale », « démocratie réelle », « moins de politiciens et plus de politique ».
 

UNE VISION SIMPLISTE À DÉCONSTRUIRE. Depuis la France, l’Amérique latine est vue comme un tout. Or, les événements politiques contemporains démentent cette vision simpliste.

Au Chili, berceau de l’une des pires dictatures latino-américaines, une mobilisation massive, en octobre 2019, a montré au monde entier les injustices d’un modèle économique néolibéral longtemps présenté comme la meilleure stratégie d’organisation des économies de la région. Ces manifestations ont provoqué une crise politique et institutionnelle majeure qui s’est terminée, le 25 octobre 2020, avec la fin de la Constitution de 19801.

En Colombie, en revanche, les manifestations citoyennes ont une tout autre cause. Dans ce pays, la réalité sociale et politique est traversée par un conflit armé officiellement terminé depuis les accords de paix de La Havane de 20162. Quatre ans après, la « paix stable et durable » peine à s’installer. Ce pays est traversé par des faits d’extrême violence qui rappellent que les stigmates du conflit sont toujours là (accaparement des terres, déplacements forcés, assassinats sélectifs3), de même que ses causes (inégalités sociales, accès non équitable et juste aux terres de culture, trafic de drogue, corruption, etc.). Dans ce contexte, les manifestations sociales vécues à Bogota et dans les autres villes du pays sont l’expression d’une société fatiguée de la guerre et d’une jeunesse décidée à faire émerger de nouvelles forces politiques. Celles-ci vont puiser dans les discours des identités raciales et ethniques4 une nouvelle grammaire d’interprétation de destins brisés, condamnés à vivre dans un « système économique capitaliste qui nourrit la guerre ».

Ainsi, en Colombie, les protestations sociales, y compris durant cette année de pandémie, expriment des exigences de respect de la vie, de lutte contre la corruption, de rejet des violences policières et/ou militaires. La crédibilité de l’état est épuisée et la confiance est rompue entre les citoyens et les institutions étatiques.

Une tout autre situation est présente au Brésil et en Bolivie. En janvier 2019, l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil marque un tournant. Après plusieurs années de gouvernement de gauche avec le parti des travailleurs (pt), une nouvelle ère est inaugurée par cet ancien militaire devenu député qui établit une feuille de route très à droite en matière de politiques sociétales et prend des décisions qui vont vite accentuer la fracture sociale. Les difficultés du pays sont renforcées par la pandémie de Covid-19 – le Brésil ayant obtenu, en 2020, le triste titre de pays de la région le plus touché. La crise sanitaire est venue s’ajouter à un conflit social latent, traversé par les débats sur les discriminations raciales5, la corruption galopante, la criminalité croissante. La calamiteuse gestion de la pandémie (marquée par l’autoritarisme et le déni) a provoqué une crise institutionnelle qui touche la crédibilité du président lui-même.

En Bolivie, la crise a aussi explosé lors de l’élection présidentielle de novembre 2019. Après plus de douze ans de gouvernement (avec trois réélections et une quatrième candidature à sa propre succession), Evo Morales a dû quitter son poste de président et abandonner précipitamment le pays dans un contexte d’accusations de fraude et sous la menace d’un coup d’État militaire. Le gouvernement connaissait une forme d’usure car, malgré douze ans d’administration Morales marqués par des succès économiques et sociaux, la figure du leader était de plus en plus contestée, y compris au sein de son propre parti, le Movimiento al Socialismo (MAS). En témoigne son échec au référendum de 2016 grâce auquel il espérait pouvoir briguer un quatrième mandat présidentiel consécutif, dérogation qui lui avait été accordée, en 2019, par le tribunal constitutionnel. Les protestations déclenchées par cette quatrième candidature ont eu pour théâtre La Paz – capitale administrative du pays – avec des scènes de dégradation des domiciles et des biens des membres du parti MAS. Notons, toutefois, que le mécontentement visait plus la figure de l’ancien président Morales que le parti lui-même ; d’ailleurs, Luis Arcé, le nouveau président, est le leader du parti et un ancien compagnon de route de Morales.
 

DE NOUVEAUX MÉCONTENTEMENTS. Les moteurs qui nourrissent la mobilisation et le mécontentement des nouvelles générations ne se limitent plus à l’injustice sociale6, toujours si criante, ou à la corruption. Aujourd’hui, une part de la jeunesse est révoltée par l’organisation même des états, par des élites politiques où le népotisme est pratique courante. Les mécontentements se nourrissent aussi de la mauvaise gestion des problèmes environnementaux, de l’exclusion des populations indigènes, afro et LGBTQIA+ ou de la place accordée aux femmes au sein de chaque pays.

Si l’expression de conflits sociaux propres aux états en développement continue d’être observée, il est aussi vrai que plusieurs pays de la région sont devenus de véritables laboratoires politiques à l’intérieur desquels se préparent des transformations sociétales qui ont et auront un impact au-delà de leurs frontières. On peut penser, par exemple, au néo-constitutionnalisme7 de pays comme la Bolivie, l’équateur ou le Venezuela, aux théories politiques et écologiques du « Buen vivir » et de l’« Abya Yala » qui s’enracinent dans les cosmogonies indigènes et se rapprochent de la vision sociale et politique de l’anthropocène étudiée en France par le philosophe et sociologue Bruno Latour, aux mouvements féministes intersectionnels, voire à la théorie décoloniale8, qui prônent une rupture épistémique avec les traditions intellectuelles d’Europe et d’Amérique du Nord, pour privilégier les pensées dites situées et originaires des anciens territoires colonisés.
 

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1. Nicol A. Barria-Asenjo, notas para no olvidar la revuelta chilena, Punto de fuga, 2020. Consulté le 30 décembre 2020.
https://puntodefugarevista.com/notas-para-no-olvidar-la-revuelta-chilena... AppZeb82EctCYCxnvbrg
2. Sous la présidence de Juan Manuel Santos (2010-2018), prix Nobel de la paix en 2016 pour son action en faveur du processus de paix avec la guérilla des Farc. Après le rejet, en octobre 2016, de cet accord par référendum (avec 51,2 % des voix contre), le texte a été renégocié par les deux parties (gouvernement Santos et guérilla des Farc), puis signé et validé par le Congrès le 24 novembre 2016 et entré en vigueur le 1er décembre 2016. Ivan Duque, successeur de Santos, ne semble pas avoir le même engagement avec la paix et son parti (Centro Democratico) et a tout fait pour changer les termes de l’accord, mettant en péril l’existence même et la crédibilité de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et de la Commission pour l’éclaircissement de la vérité, la coexistence et la non-répétition (CEV).
3. L’Onu et l’ONG Indepaz rapportent plus de 76 massacres entre janvier et novembre 2020.
InformeSG_SEp2020 (unmissions.org) www.indepaz.org.co/wp-content/uploads/2020/08/1.000-LÍDErES.pdf
4. Voir de l’auteur « La question ethnique et raciale », France Forum, n° 51, octobre 2013.
5. Jean-Jacques Kourliandsky, « Jair Bolsonaro et le racisme structurel brésilien », fondation Jean Jaurès. Consulté le 30 décembre 2020
https://jean-jaures.org/nos-productions/jair-bolsonaro-et-le-racismestru....
6. L’Amérique latine et caraïbe est la région du monde qui présente la plus grande inégalité de revenus selon le rapport sur le développement humain 2019 du programme des nations unies pour le développement (PNUD).
7. Roberto Viciano Pastor et rubén Martínez Dalmau, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme latino-américain », in Le constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique, Carlos Miguel Herrera (sous la direction), « Nomos & Normes », éditions Kimé, 2015, pp. 29-53.
8. La décolonialité est un courant de pensée qui a ses antécédents au sein d’une équipe de recherche nommée « Modernité/Colonialité » constituée de penseurs latino-américains, à la fin des années 1990.
 

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