Islamophobie et humanisme
Articles de la revue France Forum
Réconcilier foi et raison;
ou comment faire reculer le poison de l'islamophobie.
L’islamophobie est constamment analysée par rapport à son objet, l’islam, et non par rapport à son sujet, l’islamophobe. Pour ce dernier, l’essence de l’imaginaire musulman réside dans un psychisme d’une extrême violence, rendue licite grâce à la volonté divine à laquelle le croyant ne peut se soustraire sous peine de passer pour un renégat. Ceci se double d’amalgames regrettables où les termes « musulman » et « arabe » sont souvent confondus. Pour l’islamophobe de base, le musulman, voire l’arabe, se trouve ainsi dépouillé de toute ontologie personnelle et réduit à une catégorie générale aux contours imprécis : arabe/musulman/ terroriste. Le malentendu résulterait de la « transsubstantiation de la religion en race », selon Pascal Bruckner.
UNE TYPOLOGIE MULTIPLE. L’émergence de l’État islamique (Daesh) ne fait qu’exacerber de telles dérives. Certains assimilent l’islamophobie actuelle au racisme, d’autres la placent sur le même registre que l’antisémitisme du XXe siècle. Cette réduction, pure et simple, de l’islamophobie à des modèles du passé constitue un abus de langage. Le concept d’islamophobie est polysémique, à cause de la diversité typologique des islamophobes. Et pourtant, plus de 1,5 milliard de musulmans, en dépit de leurs diversités ethniques et culturelles, se retrouvent dépouillés de toute identité spécifique et ramenés à la seule catégorie « islam », perçue au travers d’un présupposé moral péjoratif.
L’islam, religion universelle, se trouve ainsi résumée par la seule figure de l’EI, arabe et sunnite, épargnant quelque peu la république islamique de l’Iran chiite.
La typologie islamophobe est multiple. Celle des Israéliens est une évolution actuelle de l’inimitié anti-arabe du sionisme, les Palestiniens étant majoritairement sunnites. Celle des chrétientés orientales ne fait que traduire la frustration accumulée durant des siècles où ces groupes furent souvent victimes, non de persécutions ou de pogroms, mais de discriminations et de mesures vexatoires ; d’où la difficulté de construire des États modernes dans l’Orient arabe, où la diversité ethno-religieuse demeure marquée par l’esprit de corps (assabiya) qui empêche l’émergence d’un sujet autonome. Ceci explique la méfiance de certains magistères ecclésiastiques à l’égard des soulèvements populaires, ainsi que leur appui à des régimes dictatoriaux. Leur islamophobie est de nature atavique, elle les empêche de percevoir les valeurs communes entre leur propre vision éthique et les aspirations des peuples en rébellion.
Tout autre est l’islamophobie de l’opinion internationale, notamment occidentale. Elle charrie les préjugés de l’imaginaire occidental depuis les Croisades. L’islam est un référent identitaire qui sert à désigner l’autre. Ce type d’islamophobie se décline en deux variantes : sécularisée et religieuse.
L’islamophobe sécularisé est un citoyen qui orbite au sein des multiples mouvances de la droite et de l’extrême droite, sans oublier le néonazisme. Dans un monde globalisé, il pourrait également être un altermondialiste plutôt identitaire, voire un ex-gauchiste de type stalinien. Cet islamophobe se révèle être soit un xénophobe, soit un raciste, soit les deux. L’islamophobe religieux, catholique, orthodoxe ou protestant, est presque toujours un nationaliste d’extrême droite. Il est l’héritier direct de la Croisade. C’est au sein de ces deux catégories que l’islamophobie, anti-arabe et antisunnite, présente de troublantes similarités avec l’antisémitisme du siècle dernier. Elle traduirait une nette inflexion à droite de l’opinion publique.
UN TRAVAIL DE RÉCONCILIATION. La tragédie syrienne a entraîné chez les musulmans sunnites un sentiment de frustration à cause de l’islamophobie qui transforme la victime du terrorisme d’État en source de toute terreur. Cette inversion de la victime en bourreau alimente la propagande de l’État islamique, avec le succès que l’on sait auprès d’une jeunesse nihiliste notamment.
Les dernières élections tunisiennes ont corrigé les appréhensions islamophobes. Un courant intellectuel de critique et de remise en question émerge aujourd’hui parmi les lettrés musulmans. Il ne s’agit pas d’esprits sécularisés à l’occidentale, voulant transposer dans leur culture l’anticléricalisme et les luttes antireligieuses du modèle européen. Il s’agit d’authentiques musulmans pieux et sincères, libérés du rigorisme des écoles de jurisprudence, et qui se livrent à un travail de réconciliation entre les données de la foi et celles de la raison critique. Parue il y a quelques semaines, la somme1 de Maher Mahmassani, en est un exemple illustratif. Utilisant le seul texte coranique, au même titre que les salafistes de l’EI, il aboutit à un résultat diamétralement opposé.
L’homme n’est pas vu comme esclave docile face à l’arbitraire de Dieu. L’islam est dit être une religion universelle et séculière, pour ne pas dire « laïque », concept qui ne fait pas sens en islam. C’est une religion de progrès fondé sur deux piliers : la Raison et la dignité humaine. L’auteur centre son débat sur les droits de l’homme et sur des enjeux comme les concepts de sujet et de l’autre. L’égalité de tous les hommes, ainsi que de l’homme et de la femme, revient comme un leitmotiv. Le « gouverner » humain est distinct de la « gouvernance » divine.
Réflexion rétrospective et prospective à la fois, cet ouvrage est un témoignage en faveur d’un islam dépouillé et rajeuni que l’auteur cherche à inscrire dans la marche de l’humanité vers plus d’humanisme et de justice. Ceci rappelle ce que les penseurs de la Réforme protestante avaient mis en œuvre dès le XVIe siècle afin de retrouver, sous la lettre de l’Écriture, l’esprit du message évangélique. Au milieu des turbulences du monde, il y a lieu de saluer cette œuvre car elle cherche à panser les plaies de l’âme musulmane en la réconciliant avec les valeurs de notre monde et ce, à travers une archéologie des sources coraniques de la modernité, du progrès et de l’humanisme.
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1. Islam in Retrospect. Recovering the Message, Olive Branch Press/Interlink Books, 2014.