Visuel IL Y A CINQUANTE ANS - FF 56 - PANORAMA

Les sondages, miroir ou mirage de la conscience politique ?

parPierre AVRIL

Articles de la revue France Forum

Depuis qu’il a jeté aux orties la camisole de force marxiste, Pierre Fougeyrollas s’ébroue dans sa liberté retrouvée et poursuit avec allégresse la découverte d’un univers auquel l’abandon du matérialisme dialectique a restitué la fraîcheur de l’imprévu. Après le dogmatisme et la philosophie, qu’il mit naguère en question1, le voici qui interroge la politique2 et, par une sorte de défi, situe au cœur de sa démarche un concept provoquant à force d’idéalisme : celui d’une conscience qui, loin d’être le reflet de l’environnement socio-économique, « surdétermine » au contraire les différents conditionnements qui influencent l’individu. Selon lui, en effet, « les processus psycho-sociaux déterminant les comportements et les conduites politiques » (c’est-à-dire l’âge, le sexe, la classe sociale, etc.) « sont euxmêmes surdéterminés par la représentation unitaire que l’individu s’en donne ». Cette sorte d’option fondamentale ne saurait être ramenée à l’un des éléments qu’elle intègre et pierre Fougeyrollas insiste très fortement sur son caractère spécifiquement politique. L’autonomie de la politique, on le sait, est l’une des conclusions les plus originales des recherches contemporaines en matière de sciences sociales.

Ce concept de conscience politique va être utilisé par l’auteur dans une analyse de la France contemporaine, où seront tour à tour examinés les traits des différentes « consciences » (communiste, socialiste, radicale, démocrate chrétienne, modérée) et suggéré un schéma général d’interprétation. Pour Fougeyrollas, en effet, la conscience politique française est essentiellement divisée, elle revêt tantôt l’aspect « partisan » qui écarte et oppose, tantôt l’aspect « national » (pour employer sa terminologie) qui traduit une aspiration vers l’unité. L’analyse de psychologie sociale recoupe, notons-le en passant, la représentation que Maurice Duverger vient de proposer de la politique qui, tel Janus, offre un double visage car elle est intégration et conflit tout à la fois. Mais le propre de la conscience politique française, selon Fougeyrollas, est de subir de manière aiguë cet antagonisme sans parvenir à une conciliation et de ne pouvoir faire coexister pacifiquement les deux aspects contradictoires de notre psychée. Il s’ensuit une alternance de phases « partisanes », pendant lesquelles les facteurs de différenciation se donnent libre cours, et d’appels au « héros historique », qui paraît seul capable de réunir les éléments épars de la collectivité nationale, alternance qu’évoque en effet le rythme cahotant de notre histoire. […]
 

LES SONDAGES, IMAGES PARTIELLES DE LA CONSCIENCE POLITIQUE. Il existe probablement un lien entre la méthode d’investigation retenue par pierre Fougeyrollas […]. Le choix des sondages comme matière première exclusive a, en effet, pesé sur la réflexion de l’auteur auquel les enquêtes d’opinion publique présentaient une image vraie mais terriblement partielle de la conscience dont il cherchait à définir les traits. Non que la technique du sondage ne soit un instrument utile et dans certaines conditions irremplaçable, mais il offre seulement un instantané dépourvu de relief et de mouvement. Une collection d’enquêtes mises bout à bout pourra donner l’illusion d’un mouvement chronologique, les phénomènes dynamiques plus profonds risqueront cependant de lui échapper, les mailles du filet étant trop lâches pour les saisir. Le recours à des analyses plus détaillées et à un traitement plus attentif des résidus (les minorités dissidentes) permet sans doute de surmonter en partie ces obstacles, mais il y a plus grave. L’enquête d’opinion révèle une image spontanée qui est essentiellement passive : elle traduit des préférences qui ne sont pas articulées et entre lesquelles aucun arbitrage n’est venu clarifier les choix ni introduire une hiérarchie. L’échantillonnage des opinions relatives à une série de problèmes d’actualité devrait ainsi être confronté avec les résultats des élections pour saisir le travail de mise en forme qui s’opère nécessairement pour passer des virtualités aux choix effectifs. La conscience politique ne peut, en effet, s’analyser, abstraction faite des cadres qui se présentent à elle et des sollicitations dont elle est l’objet. Elle existe peut-être en soi idéalement, mais elle ne se manifeste effectivement qu’en réponse à des appels, car le rôle de l’homme politique n’est pas de promener un miroir sur une grande route pour recueillir les désirs, il est de proposer à ceux-ci une volonté cohérente c’est-à-dire selon l’expression de François Bourricaud3 de favoriser « le passage d’une pure expression sentimentale à une préférence efficace ». En politique, la conscience ne peut s’étudier séparément de la volonté.


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1. Le marxisme en question, Le seuil, 1959 ; La philosophie en question, Denoël, 1960.
2. La conscience politique dans la France contemporaine, Denoël, 1964.
3. Esquisse d’une théorie de l’autorité, Plon, 1961.

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