Palestine-Israël : l'illusion d'une normalisation sans les Palestiniens
Articles de la revue France Forum
Une paix injuste mais durable ?
En 2020, la campagne américaine des présidentielles a réveillé le regard porté aux États-Unis et en Europe sur une question quasi effacée des agendas internationaux, celle du conflit entre l’état d’Israël et ses voisins palestiniens. Les accords d’Oslo remontent à 1993 et paraissent lointains, tandis que la colonisation et le contrôle israéliens ont réduit comme peau de chagrin les territoires censés abriter un État palestinien.
LA « SOLUTION À DEUX ÉTATS ». Les signes de cet effacement posent la question de savoir, une fois admise l’idée qu’une « solution à deux états » a perdu de sa pertinence, quelle serait la portée d’une normalisation avec Israël telle qu’elle a été présentée par le tandem Trump-Nétanyahou, c’est-à-dire comme le sésame de la paix au proche-orient. Quelle chance de réussite, aussi, aurait une normalisation qui exclurait, en plus des Palestiniens, un bon nombre d’états de la région ? Mais qui surtout ne recevrait pas l’aval, comme on peut facilement le constater, des populations qui vivent dans ces états et, passé les soulèvements de 2011, subissent l’arbitraire toujours plus décomplexé de leurs propres dirigeants, en Arabie saoudite, en Égypte ou en Jordanie.
Cette solution est une fiction entretenue en Europe et aux États-Unis. Au début de l’année 2021,l’impossibilité d’instaurer un État palestinien se mesure principalement à deux niveaux.
S’agissant du territoire, la population palestinienne vit dans au moins trois espaces coupés les uns des autres : la Cisjordanie dont l’Autorité palestinienne ne contrôle officiellement que les grandes villes ; la bande de Gaza gouvernée par le Hamas, mais bouclée par Israël et soumise à des attaques meurtrières en 2008-2009, en 2014 et, de nouveau, depuis 2018 ; Jérusalem-Est, isolée et grignotée chaque jour un peu plus par des implantations de colons juifs. On ne parle pas, ici, des 20 % d’Israéliens non juifs dont la maigre citoyenneté a été un peu plus dévaluée par une loi de la Knesset affirmant, en 2018, la judéité de l’État1. En Cisjordanie, la croissance permanente des implantations et l’emprise du maillage routier les desservant, interdit d’accès aux palestiniens, empêchent toute unification2. Sur le plan politique ensuite, on ne trouve aucun des éléments classiques de souveraineté et de représentation qui caractérisent un état. On ne peut entrer en Palestine ou en sortir que par un poste israélien. La monnaie utilisée demeure le shekel et une partie importante du budget dépend de la part des taxes d’importation devant être versées par Israël à l’Autorité palestinienne, en vertu des accords d’Oslo. L’état civil est administré par Israël.
Quant à l’Autorité palestinienne instituée par les accords d’Oslo, sa légitimité est en état d’hibernation, aucune élection n’ayant pu se tenir depuis l’élection présidentielle de 2005 et les législatives de 2006. L’Union européenne d’alors, composée de 28 états, s’était félicitée de la très bonne tenue de ces dernières, mais, suivant Israël et l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, en avait refusé le résultat « puisque » le Hamas l’avait emporté ! La crise, on le sait, s’est soldée par la scission de Gaza en 2007. En dépit de ces événements, la « two-state solution » est demeurée la formule magique de la paix.
2020 : LA NORMALISATION EN TROMPE-L’ŒIL. L’affaiblissement du multilatéralisme, caractéristique de la société internationale actuelle, a permis, depuis 2016, à l’administration Trump de renforcer son soutien à l’action prédatrice du premier ministre Benyamin Nétanyahou à Jérusalem-Est et dans les territoires occupés. En 2018, le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem a préparé le terrain au « deal du siècle » présenté, en janvier 2020, à Washington et prévoyant l’annexion à Israël des colonies de peuplement juif en Cisjordanie et dans la vallée du Jourdain3 ainsi que la fin du droit au retour des exilés palestiniens en échange d’investissements en Cisjordanie. Imposé à l’Autorité palestinienne, il a amené Mahmoud Abbas à se retirer de la coopération sécuritaire prévue par les accords d’Oslo.
Depuis l’été 2020, des pressions américaines ciblées ont aidé à vendre à plusieurs états arabes clients les accords d’Abraham qui instaurent des liens diplomatiques avec Israël4. Dans le Golfe, les émirats arabes unis se sont vu promettre la vente d’avions furtifs F35 et autres matériels sophistiqués ; le Bahreïn, dépendant de l’Arabie saoudite face à l’Iran, n’a pas été difficile à convaincre. En octobre, un Soudan affaibli par son actuelle transition politique s’est vu proposer de ne plus figurer sur la liste américaine des états « terroristes ». Enfin, en décembre, le Maroc se joignait au « club », en échange du soutien américain à sa revendication de souveraineté sur le Sahara occidental.
Il faudra attendre les premières décisions de Joe Biden en 2021 pour mesurer les dégâts de cette politique. On sait déjà que le soutien au Maroc sur le Sahara occidental, question non résolue à l’Onu, ajoutera un problème international à celui de l’illégalité des colonies en Palestine5. Mais on peut aussi penser que Joe Biden ne verra aucun intérêt à faire machine arrière.
Le réalisme, doxa du système international, fait peu de cas des mouvements qui traversent les sociétés indépendamment de leurs institutions officielles. Dans le cas présent, la diplomatie américaine feint d’ignorer la réalité des sociétés arabes, à commencer par la société palestinienne. Privés en 2011 de leur printemps du fait de leur isolement, les jeunes palestiniens n’en restent pas moins mobilisables car leur enfermement signifie, comme pour leurs aînés, une incertitude au quotidien et l’impossibilité de penser leur avenir. Ils vivent sous un régime de contrôle qui ne leur laisse le choix que de se soumettre, s’exiler ou se révolter. La contestation de leurs dirigeants, qui continuent d’agir comme si le processus d’Oslo était toujours valide, est à l’ordre du jour6.
Le silence de la Ligue arabe après l’annonce du « deal du siècle » rend compte des fractures entre les états qui la constituent sur la question de la normalisation (tatbî’). L’histoire des rapprochements avec Israël depuis le traité de paix israélo-égyptien de 1979, incluant l’échec du plan de paix saoudien de 20027, montre clairement que le tatbî’ reste tabou. Terme arabe désignant le retour à la normale dans les relations interétatiques, le tatbî’ est, aujourd’hui, connoté très péjorativement dans les sociétés arabes dans le cas de la Palestine. Et rares sont les ressortissants d’états arabes qui se rendent en Israël, à commencer par ceux d’Égypte et de Jordanie.
Quant aux états sollicités en 2020, le refus du tatbî’ est tout aussi net chez eux, comme le montre le fait que les souverains des émirats et de Bahreïn n’ont pu que déléguer à Washington leurs ministres des Affaires étrangères pour signer les accords dits d’Abraham, le 15 septembre 2020, en présence de Donald Trump et de Benyamin Nétanyahou8. Ce dernier n’a d’ailleurs pu être reçu que « secrètement », le 22 novembre 2020, en Arabie saoudite, par le prince héritier Mohammed ben Salmane. Au Maroc enfin, la satisfaction de se voir reconnaître une souveraineté sur le Sahara occidental n’exclut pas une sourde hostilité devant l’abandon d’une solidarité traditionnelle avec la Palestine.
Last but not least, l’Autorité palestinienne a déjà tenté la normalisation, mais elle a vu ses espoirs refroidis. Les Palestiniens des « territoires » n’attendent guère que Joe Biden revienne sur les « acquis » américains de la période Trump. À défaut d’une paix « juste et durable » promise depuis 1967, leur horizon est celui d’un seul état dans lequel l’alternative serait entre un régime d’apartheid institué, cas le plus probable, et un fédéralisme de type binational à inventer.
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1. Loi du 19 juillet 2018, instituant Israël en « Etat-nation du peuple juif ».
2. « En Cisjordanie, la colonisation par les routes », Le Monde, 8 décembre 2020.
3. 450 000 Israéliens habitent les implantations de Cisjordanie, au milieu de 3 millions de Palestiniens.
4. « Trump Incentives for Signing peace Accords with Israel Could Be at risk », The New York Times, 12 décembre 2020. https://www.nytimes.com/2020/12/20/us/politics/trump-israelsudan-peace accord.html
5. Une illégalité réaffirmée le 23 décembre 2016 par la résolution 2334 de l’Onu (Conseil de sécurité) : « La création par Israël de colonies de peuplement dans le territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris Jérusalem-Est, n’a aucun fondement en droit et constitue une violation flagrante du droit international et un obstacle majeur à la réalisation de la solution des deux états et à l’instauration d’une paix globale, juste et durable. »
6. Cela vaut aussi à Gaza où la « marche du retour » lancée en 2018 et brutalement réprimée par Israël n’a pas été initiée par le Hamas, mais par des formations de la société civile.
7. Proposant au Sommet arabe de Beyrouth, le 27 mars 2002, une paix globale en échange d’un retrait des territoires occupés en 1967.
8. Thomas L. Friedman, « The Love triangle that Spawned trump’s Mideast peace Deal », The New York Times, 15 septembre 2020.