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Une crise migratoire à ne pas oublier

parEmmanuel DUPUY, président de l'institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)

Articles de la revue France Forum

La double peine des populations migrantes.

Depuis quelques semaines, l’Europe est devenue le nouvel épicentre de propagation du Covid-19. L’italie, avec 25 000 morts dans les premiers jours d’avril, constitue le foyer le plus important en Europe. L’Espagne, elle aussi est en ordre de bataille avec 22 000 morts, tente désespérément de pallier les manquements de son système de santé. En France, la pandémie, qui touche désormais 120 000 personnes et a fait 21 500 victimes depuis le 1er mars, met à nu une certaine impréparation du gouvernement et attise encore un peu plus les fractures sociales, bien que cette période requière une indispensable « union sacrée ». Le temps des responsabilités et des leçons à tirer viendra après que, collectivement, la crise sanitaire actuelle aura été jugulée.

Au-delà des 26 États qui composent l’espace Schengen, dont 22 membres de l’Union européenne (UE), confinés plus ou moins strictement, c’est le monde entier qui est touché par cette pandémie. 2 500 000 personnes sont atteintes dans la quasi-totalité des pays du monde et 185 000 personnessont décédées, à la date du 24 avril. Dans le voisinage de l’Union européenne, la Turquie subit de plein fouet l’arrivée du virus. Des milliers de réfugiés sont menacés : plus de 10 000 migrants, dont beaucoup sont afghans et iraquiens, sont massés le long de la frontière avec la Grèce et la Bulgarie, au nord du pays. Au sud, de l’autre côté de la frontière turque, l’on estime à 900 000 le nombre de Syriens déplacés et entassés dans des camps, fuyant tant les bombes du régime de Bachar al-Assad que les quatre offensives militaires turques en territoire syrien. La dernière, Bouclier de printemps, a été lancée en février dernier dans l’enclave d’Idlib. Enfin, à l’est, une frontière de 500 km, désormais hermétiquement fermée, avec l’Iran, pays asiatique le plus durement touché par le Covid-19, après la Chine, menace de créer un foyer de contamination, décuplé par la question migratoire.


DE NOUVELLES FORMES DE SOLIDARITÉ. Dans cette période anxiogène et incertaine, de nouvelles formes de solidarités émergent. Les Turcs, avant de déclarer la nationalisation de la production de masques, en ont livré aux Italiens. Aussi, Russes, Chinois et Cubains viennent en aide à l’Europe, et notamment à l’italie, contribuant à démontrer le hiatus grandissant entre une Europe incantatoire et des partenaires géopolitiques plus prompts à avoir répondu à l’appel de détresse de Rome. Ainsi, le 14 mars, un avion de la Croix rouge chinoise se posait à Rome avec, à son bord, médecins, respirateurs pulmonaires, masques de protection, kits de test, combinaisons de protection. Le 22 mars, Russes et Cubains suivaient. Indépendamment des messages qu’ils peuvent porter – d’un Occident en déclin ou de puissances habiles communicantes désireuses de redorer leur blason –, cette réalité géopolitique doit amener à s’interroger sur la vision de l’ordre international et de la coopération européenne. « Il n’y a véritablement d’intérêt que collectif, il n’y a de bien que véritablement commun », rappelait récemment Bertrand Badie1, mais il aurait dû ajouter que cette crise, sans égale dans son ampleur, aura singulièrement remis la puissance publique en avant et aura rappelé la prégnance de l’État à faire face à ce type de crise globale.
 

UN PARTENAIRE ESSENTIEL. L’Union européenne, aujourd’hui à la peine et incapable de parler d’une seule voix, doit se transcender en ces temps de crise exceptionnelle. Elle doit être solidaire, unie et efficace, et se donner les moyens de devenir ce qu’elle ambitionne d’être : un exemple de gouvernance globale, plus solidaire, sinon elle ne sera plus.

Un des principaux sujets dont elle doit s’emparer d’urgence, bien qu’il ait été relégué au second plan par la crise sanitaire actuelle, est celui de la crise migratoire. Le coronavirus menace les migrants aussi.

Cette pandémie du Covid-19 vient donc rappeler à l’UE qu’elle a failli à régler la crise migratoire et en subira le contrecoup. Quels que soient les griefs qu’elle peut avoir contre Ankara, la réalité de la crise oblige l’UE à discuter avec la Turquie. Au-delà des rodomontades de Recep Tayyip Erdogan et de son chantage migratoire, parfaitement condamnable, la Turquie reste un partenaire essentiel sur cette question.

En paraphant, en mars 2016, un accord accompagné d’un volet financier de 6 milliards d’euros avec Ankara en vue de la gestion des quelque 4 millions de réfugiés, dont 3,6 millions syriens, l’UE a décidé de sous-traiter la question jusqu’en 2026 ! Si seulement 3 % du territoire turc se situe géographiquement en Europe, le processus d’adhésion entamé en 2005 et depuis mis en sommeil ne peut être gommé. Et ce, même si le Parlement européen a exigé, en mars dernier, de geler ce processus.

Cela vient rappeler que l’UE a préféré payer pour déléguer la gestion de la question migratoire. La somme de 6 milliards d’euros ne vient que s’ajouter aux 25 milliards déjà engagés, depuis 2010, avec la Turquie dont les 9 milliards dédiés à l’aide à la pré-adhésion (IAP2). La Banque européenne d’investissement (BEI) a, également, prêté 16 milliards d’euros à Ankara.

N’oublions pas non plus que cette question n’est pas une lointaine lubie « droit-de-l’hommiste », mais bel et bien un sujet qui concerne tous les Européens : la Turquie partage 200 km de frontières terrestres avec la Grèce et 240 km avec la Bulgarie. Elle dispute à la Grèce et à Chypre une partie de leur zone exclusive économique (ZEE).

La téléconférence entre Recep Erdogan, Boris Johnson, Angela Merkel et Emmanuel Macron, le 17 mars dernier, a accouché d’une souris. Le Conseil européen qui lui a succédé, jeudi 26 mars, a fait timidement avancer ce dossier, en faisant la promesse de payer à la Turquie les derniers 3 milliards d’euros de l’accord de mars 2016 et de rouvrir le processus de négociation d’association lancé en 2005, mais suspendu en mars 2019. La réunion « virtuelle » des 27 chefs d’État et de gouvernement, ainsi que celle de leurs ministres des Finances et des Affaires étrangères, n’a elle aussi guère faire preuve de plus de solidarité avec le voisin turc qu’il ne l’a fait avec les Italiens et les Espagnols. Il en résulte, au sein des populations européennes, comme désormais des élites, une méfiance à l’égard de l’UE qui devrait aller crescendo, à mesure que le confinement se poursuit et que l’après crise pandémique anticipe une grave récession économique.

La crise du coronavirus a au moins ceci de positif : elle amène à se questionner sur ce que nous sommes et ce que nous voulons être et rester.

L’Union européenne sera solidaire ou ne sera plus. La menace d’un traitement biaisé de la question migratoire, alors qu’elle implique subsidiarité et solidarité, fait poindre le pire pour des dizaines de milliers de migrants, cantonnés aux portes de l’Europe. Elle doit nous faire réagir avec humanisme. Le virus, loin de faire oublier cette crise humanitaire, la met en exergue. 

 

 


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1. « L’invité du week-end », France inter, 14 mars 2020.

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