« Les crypto-monnaies ne représentent qu’un aspect résiduel d’un écosystème en plein essor »
De l'évangélisation du dataïsme
Institut Jean Lecanuet. – Les « monnaies cryptographiques », plus connues sous le terme « crypto-monnaies », sont en pleine expansion. Pouvez-vous nous en expliquer le développement ?
Philippe Rodriguez. – Il existe différents types de crypto-monnaie qui connaissent des utilisations diverses. Même si ces beaucoup les considèrent uniquement comme des monnaies au sens traditionnel du terme, elles sont bien plus et ne constituent pas uniquement des moyens de paiement. Ce qu’on appelle communément « crypto-monnaie » comprend aussi bien le Bitcoin, qui fait principalement office de réserve de valeur, que des crypto-monnaies destinées à être des moyens d’échange, de transfert, de représentation d’actifs, etc. Certaines d’entre elles ressemblent ainsi à de véritables titres financiers. La première monnaie cryptographique à être apparue est le Bitcoin. Celle-ci est très efficace en tant que moyen d’échange et réserve de valeur. Tout comme l’or, on en achète, on le conserve et on va pouvoir le revendre et en réclamer l’appartenance, le titre. Puis le Bitcoin a été « forké », comme on dit dans le langage informatique, c’est-à-dire que le code source a été réutilisé pour en faire autre chose en changeant les paramètres. On s’en est ainsi inspiré pour créer de nouvelles monnaies telles que le Litecoin. Ce qui est véritablement important, c’est la blockchain, le système derrière ces crypto-monnaies. C’est un livre ouvert décentralisé qui permet de s’assurer que, par un système dans lequel chacun apporte une preuve de travail, on obtient un consensus très difficile à démonter. Celui-ci offre la possibilité d’échanger des valeurs et de pouvoir se faire confiance dans un écosystème extrêmement sécurisé. Il a quatre ans est apparue la possibilité – développée de manière plus approfondie depuis 2016-2017 – pour les entreprises d’émettre sur certaines de ces blockchains leur propre monnaie, de la vendre sur le marché pour se financer, d’une part, et pour pouvoir coter cette monnaie sur les marchés, d’autre part. Lorsque l’on parle de nouvelles crypto-monnaies en plein essor, c’est à celles-ci que l’on fait référence. Les crypto-monnaies ne représentent donc, en réalité, qu’un aspect résiduel d’un écosystème en plein essor. Elles servent à financer les entreprises de cette nouvelle économie. C’est, en définitive, tout cet ensemble que désigne le terme « crypto-monnaie ».
IJL. – Quel est l’attrait particulier de cet écosystème des crypto-monnaies ?
PR. – Actuellement, toute une communauté de développeurs et d’utilisateurs de ces technologies et de ces systèmes innovants est en train de créer un monde nouveau, fait d’un système alternatif qui permet d’échanger de la valeur sans avoir recours à une organisation centrale. L’attrait principal est donc la mise en place d’un système financier et économique décentralisé. Plus précisément, un système à l’écart des organisations centrales de régulation et des organisations centrales en charge de légiférer.
IJL. – Le système de la blockchain suffit-il à sécuriser l’utilisation des monnaies cryptographiques, dépourvues de statut légal et en dehors de tout système bancaire ?
PR. – Le système juridique et réglementaire n’a jamais permis de protéger la réserve de valeur, les libertés qui y sont associées ou encore son droit inaliénable de propriété. C’est une fausse vue de l’esprit que de croire que réglementation signifie protection. Si le fait que la réglementation émane d’une institution permet d’avoir confiance, il y a, en réalité, énormément de situations dans lesquelles la protection est inexistante. A l’inverse, un système décentralisé qui utilise un système formel de mathématiques pour protéger tout le monde protège tout le monde, point. Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est la réalité. Il y a encore beaucoup d’évangélisation à faire sur ce sujet en raison de la vision très centralisée de la manière dont on distribue de la confiance. Nous sommes absolument persuadés que les institutions doivent impérativement être des représentations humaines. Or, les fondateurs politiques et culturels de la blockchain estiment que, là où il y a un être humain, il y a un risque sécuritaire. De fait, la blockchain élimine la totalité des risques, notamment le risque politique.
IJL. – Pensez-vous que ce système sera amené à remplacer nos pratiques et nos institutions traditionnelles ?
PR. – Non, c’est un système qui permet de repenser le système actuel. Par les technologies qu’il propose, il stimule la mise en place d’une organisation plus ouverte, plus libre, plus décentralisée, qui donne le pouvoir de l’innovation à ceux qui innovent.
IJL. – Certains ont prophétisé la fin des monnaies physiques et électroniques. Vous estimez donc que ce n’est pas d’actualité ?
PR. – Les crypto-monnaies ne viennent pas concurrencer l’euro et le dollar. Ceux-ci ont beaucoup de défauts, mais jouissent d’une puissance considérable. Les crypto-monnaies présentent l’avantage d’éliminer un certain nombre de ces défauts, mais ne bénéficient pas encore de cette puissance. La capitalisation totale du Bitcoin est de l’ordre de 200 milliards, par exemple. Cela est petit à l’échelle d’une monnaie, mais commence à être important relativement à la capitalisation d’une très grosse entreprise.
IJL. – Les gouvernements, les États, ne s’intéressent-il pas au système de la blockchain ?
PR. – Les États et les gouvernements sont typiquement des organisations centralisées, c’est tout le contraire de la blockchain. Certes, ils s’y intéressent, mais ce système est étranger à leur mode de fonctionnement. La décentralisation est un acte par lequel chacun disparaît au profit du réseau. A l’inverse, la politique, le gouvernement, cherchent à contrôler, à être au centre du réseau. Donc je ne crois pas que ce soit quelque chose qui puisse être dissous dans la politique ou le gouvernement des Etats.
IJL. - Pensez-vous que les Etats vont tenter des avancées législatives en la matière ?
PR. – Oui, c’est probable. Mais pour légiférer sur quoi ? On ne peut pas interdire aux gens de s’échanger des choses, il y a une forme de liberté qui est difficile à interdire. Les seuls pays où les crypto-monnaies ont été interdites, au moins temporairement – sans grand succès d’ailleurs –, sont la Chine, la Russie (et encore ça n’a pas duré très longtemps) et la Corée du Nord. On ne peut pas interdire à des êtres humains d’utiliser les mathématiques pour se parler et échanger des valeurs. Ce propos peut sembler exagéré, mais il est question de libertés fondamentales.
IJL. – Qu’en est-il de la polémique sur le « darkweb » et l’utilisation des crypto-monnaies pour financer des activités illégales ?
PR. – On n’a jamais réussi à démontrer que les crypto-monnaies étaient plus utilisées pour financer des opérations illégales que les monnaies traditionnelles : la plupart des études démontrent même l’inverse. Les banques reçoivent des amendes pour des actes illégaux de l’ordre de milliards de dollars. Imaginez le préjudice qu’il y a derrière pour que les amendes s’élèvent à de telles sommes. Est-ce qu’une monnaie utilisée par la totalité de l’humanité peut servir à financer des activités illégales ? Oui, c’est possible. Mais c’est à peu près ce que l’on disait sur Internet au début des années 1990. On estimait que cela ne devait pas exister car cela permettait aux pédophiles d’échanger des images.
IJL. – Cela ne rend-il pas la traçabilité des activités illégales plus délicate ?
PR. – Oui et non : c’est un livre ouvert qui n’est pas crypté. Si on prend le cas du Bitcoin, par exemple, toutes les transactions sont ouvertes et lisibles dans le réseau. Chaque fois que vous utilisez des réserves en Bitcoin pour accomplir une transaction, vous êtes identifié. L’anonymat n’est donc préservé que tant que vous ne menez pas de transaction. Mais il serait peut-être souhaitable de changer cela et de mettre en place des systèmes plus ouverts. Pour faire des virements d’un pays à un autre, c’est très compliqué à l’heure actuelle. Il faut parfois plusieurs jours pour faire passer 100 000 euros d’une capitale à une autre. On veut absolument tout contrôler. Le monde est devenu assez complexe et la finance est devenue excessivement régulée. Beaucoup plus que le monde de la santé, par exemple.
IJL. – Vous estimez donc qu’il vaudrait mieux responsabiliser les utilisateurs plutôt que de contrôler ?
PR. – Oui. On veut à la fois tout contrôler et protéger tout le monde, mais c’est impossible. Il est donc probablement préférable d’éduquer et de responsabiliser. Il n’y a pas de liberté sans responsabilité. Pour donner plus de liberté, il va falloir assumer plus de responsabilités.
IJL. – C’est donc une sorte de nouveau contrat social ?
PR. – En un sens oui, c’est un contrat social dans lequel on fait pencher la balance plus sur la liberté que sur une forme de protection. La blockchain, c’est un sujet sur la confiance. C’est la façon dont on distribue de la confiance dans une société. Jusqu’à présent, la totalité de notre démarche a été de dire que pour établir de la confiance, il faut absolument avoir une organisation humaine qui va avoir une sorte de pouvoir supranaturel, donné par quelque chose qui vient de l’au-delà, que ce soit la République, un dieu, une croyance... et cette organisation humaine est le medium de transfert de la confiance entre les individus qu’elle gère. Toutes les organisations fonctionnent ainsi : la banque, l’école, la démocratie... La blockchain a créé un système d’une valeur actuelle de 500 milliards de dollars qui n’utilise pas ce paradigme. Il utilise les mathématiques. C’est une avancée absolument incroyable car beaucoup d’organisations humaines qui endossent le rôle d’institutions vont pouvoir disparaître au profit d’organisations algorithmiques. C’est un combat entre les algorithmes et les institutions humaines. Lorsque Yuval Noah Harari explique que l’arrivée d’une nouvelle religion, le « dataïsme », remplace l’humanisme libéral, cela peut aussi s’appliquer à la blockchain. A partir du moment où la donnée devient le centre du fonctionnement de nos sociétés, la blockchain peut participer à cette transformation du monde via, entre autres, la suppression des organisations humaines.
IJL. – Comment convaincre le grand public ?
PR. – Il y a aujourd’hui environ quatre à cinq émissions par jour sur le Bitcoin car le prix augmente, ce qui intéresse les gens (alors que ça n’intéressait personne avant). Cela est toujours évoqué sous l’angle du fait divers : quelqu’un a fait fortune, est passé à côté, etc. On est très loin du sujet central. Ce qui est important d’expliquer, c’est la distribution de la confiance, la destruction de la société telle qu’on la connaît. Et la question qui va se poser très rapidement est la suivante : « Veut-on peu à peu supprimer les organisations humaines et les remplacer par des algorithmes ? » Finalement, comme les spécialistes ne font pas cet effort de pédagogie en France, et les médias non plus, on est en train de perdre la main par rapport à d’autres pays. Il y a donc un important travail à faire.
Propos recueillis par Océane Bournonville