Sondages et politique

Articles de la revue France Forum

Cet article s’inspire d’un dîner débat animé par Hélène Riffaut, administrateur de l’IFOP, et organisé par le Cercle Europe et Démocratie de Paris.

Première question que l’on doit se poser : comment et pourquoi en est-on venu à cette pratique intensive de l’analyse statistique de l’opinion publique ? En guise de boutade, on pourrait répondre que toute élection est un sondage sur un échantillon particulièrement large et que les statisticiens n’ont jamais fait que mettre au point une méthode économique de consultation de l’électorat. Cette réponse n’est pas inexacte mais pèche par insuffisance. En réalité, les sondages politiques sont issus d’un vaste courant sociologique, analytique et empirique, d’origine américaine. Cette sociologie, que certains qualifient volontiers de sociographie, multiplie les enquêtes par questionnaires ou par interviews afin de rassembler le maximum de renseignements précis sur l’individu considéré sous ses divers aspects. Le but de cette recherche est de dresser un système de relations entre le plus grand nombre de variables possibles d’où l’on pourra tirer une description que l’on espère scientifique de la société étudiée.

Cependant, la pratique des sondages politiques en France n’a pas, comme on pourrait le croire, une origine essentiellement sociologique. L’école de la sociologie américaine est généralement très critiquée par les sociologues français qui préfèrent en rester, pour l’instant, au niveau de la théorie et répugnent à passer à la pratique. En fait, l’origine des sondages politiques doit plutôt être recherchée du côté de statisticiens et d’économistes qui, disposant d’un acquis technique, l’appliquèrent tout naturellement à un domaine encore neuf : la politique. Entre les deux questions  : « Préférez-vous la lessive X ou la lessive Y » et « Voterez-vous pour M. Z », il y a plus une différence d’objet que de nature. Un autre élément a certainement joué dans l’expansion considérable de l’investigation statistique. Il s’agit de la personnalisation générale du pouvoir. Les sondages les plus frappants, ceux que le public réclame, sont les sondages de popularité dont la clarté apparente séduit. Ces sondages n’intéressent que s’ils portent sur des hommes, des leaders dont l’image, les actes et les paroles sont continuellement diffusés par les moyens de communication de masse. L’opinion publique aime les propositions nettes, évidentes. Quoi de plus net, de plus évident que de savoir qu’à une date donnée 53 % des Français approuvent la politique du chef de l’État. Tout alors semble dit. […]

Depuis quelques années, et en particulier depuis les consultations électorales de 1965 et de 1967, un débat s’est ouvert sur l’utilité des sondages et de l’opportunité de leur publication. Les « adversaires » des sondages développent essentiellement six arguments : les sondages ne reposent sur rien de sérieux. Le public est tellement ignorant de la politique que son opinion n’a pas beaucoup d’intérêt. Le public est versatile, ses retournements sont imprévisibles. La publication des résultats d’un sondage avant le déroulement d’une consultation électorale risque de modifier le résultat final. Le sondage n’est qu’une technique de manipulation de l’opinion, en particulier par la façon de présenter les questions. Il est dangereux de mettre l’accent sur la majorité, car les minorités risquent d’être encore davantage étouffées.

Ces arguments correspondent à des attitudes d’esprit variées qui vont de l’ignorance à l’inquiétude en passant par le cynisme et une certaine forme de conservatisme. […]

Le dernier argument – qui concrétise l’accent mis sur la force de la majorité – est vraisemblablement le plus solide. Cette action des enquêtes, affaiblissant les minorités face à la majorité, ne joue pas à court terme. […] Mais le long terme est peut-être plus inquiétant. Au niveau de l’électeur moyen, l’opinion politique est faite de convictions simples et d’incertitudes multiples. Le sondage met chacun à sa vraie place. Par exemple, le fait de savoir que l’on appartient aux 2 % de Français très opposés à une Europe politique peut amener à se poser des questions sur le bien-fondé de sa conviction (outre que l’on doit se sentir très seul). Le sondage éclaire la vie politique. Il classe quantitativement les opinions. Dans une civilisation de masse, de grands nombres, de bien-être, comment l’affirmation chiffrée, exacte de la puissance des uns et de la faiblesse des autres, n’aurait-elle pas de répercussions à la longue  ? […] Conformisme et mimétisme sociaux risquent ainsi de conduire à un rétrécissement de l’éventail des opinions politiques affirmées et diminuer les chances des minorités de remplacer la majorité au pouvoir. Dire que du sondage naît l’uniformité peut sembler absurde, mais l’on est en droit de se demander si la comparaison, continue entre les messages politiques reçus et leur impact (sondage), ne risque pas d’amener progressivement à une convergence des opinions politiques et d’estomper quelque peu l’expression des divergences et les diversités, pourtant souvent fécondes. Il y a là un problème qui peut devenir grave. […]

Si nous nous référons à l’expérience actuelle en France, le général de Gaulle ne semble s’intéresser qu’assez peu aux sondages portant sur une matière autre que celle des élections. Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler que 68 % des Français sont favorables à Israël. Deux considérations expliquent que les hommes politiques se refusent à fonder leur action sur des sondages. D’une part, beaucoup pensent avoir une équation personnelle telle qu’elle transcende l’opinion politique des masses ; d’autre part, il est certain que l’examen attentif des travaux d’instituts comme l’IFOP sera très utile de même indispensable si l’on estime que le leader doit obéir à l’opinion et le suivre plutôt que l’influencer et la persuader. Par contre, si l’on ne sépare pas la démarche politique de la volonté de faire passer des idées et un idéal et de réaliser des aspirations, l’étude des sondages ne peut et ne doit servir que comme « tableau de bord ».

Élément d’information précieux qui, en tant que tel, porte évidemment une charge d’énergie, le sondage, s’il ne peut être la source et la base d’une politique, est à peu près le seul élément à caractère scientifique dont dispose l’homme politique pour orienter, adapter et contrôler son action.

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